— Je me fiche de tout, en fait. Du moment qu’on me laisse jouer de la flûte.
— Mais tu dois penser à l’avenir !
— J’y pense, répliqua le gamin. Plus tard, je veux continuer à jouer ma musique. Ça ne coûte rien de jouer. Mais les rats ont peut-être raison. Deux ou trois fois, on a failli être faits comme des rats, Maurice. »
Maurice jeta un regard pénétrant au gamin afin de vérifier s’il ne s’agissait pas d’une astuce de sa part, mais il n’avait encore jamais rien commis de tel. Le chat renonça. Enfin, pas exactement. Il n’était pas arrivé à sa position en baissant les pattes devant les problèmes. Il les mettait seulement de côté. Après tout, un fait nouveau survenait toujours. « D’accord, très bien, dit-il. On recommence encore une fois et on partage l’argent en trois. Très bien. Pas un problème. Mais si ça doit être la dernière fois, qu’elle soit au moins mémorable, hein ? » Il se fendit d’un grand sourire.
Les rats, de par leur nature, n’aimaient pas trop voir un chat sourire, mais ils comprenaient qu’une décision difficile venait d’être prise. Ils poussèrent de tout petits soupirs de soulagement.
« Ça te va comme ça, petit ? demanda Maurice.
— Je pourrai continuer de jouer de la flûte après ? s’inquiéta-t-il.
— Absolument.
— D’accord », lâcha le gamin.
L’argent, celui qui brillait comme le soleil et celui qui brillait comme la lune, fut soigneusement remis dans son sac. Les rats traînèrent le sac sous les buissons et l’enterrèrent. Nul n’enterre l’argent mieux qu’un rat, et ça ne servait à rien d’en emporter trop dans le village.
Ensuite il y avait le cheval. C’était un cheval de valeur, et Maurice rechignait beaucoup à le relâcher. Mais, ainsi que le fit remarquer Pêches, c’était celui d’un voleur de grand chemin, harnaché d’une selle et d’une bride abondamment ouvragées. Chercher à les vendre sur place serait dangereux. Les gens parleraient. Ce qui attirerait l’attention du gouvernement. Ce n’était pas le moment d’avoir le guet aux trousses.
Maurice s’avança au bord du rocher et laissa tomber son regard sur le bourg qui s’éveillait avec le lever du soleil. « On fait le coup du siècle, alors, hein ? dit-il lorsque les rats s’en revinrent. Je veux un maximum de couinements, des têtes grimaçantes et de la pisse partout, d’accord ?
— On pense que pisser partout, ce n’est pas vraiment…» commença Pistou. Mais un « hum » de Pêches le poussa à reprendre : « Oh, j’imagine, si c’est la dernière fois…
— J’ai pissé sur tout ce qui existe depuis que j’ai quitté le nid, dit Pur-Porc. Maintenant on me dit que ce n’est pas bien. Si c’est ça, penser, je suis bien content de ne pas m’y risquer.
— On va leur en mettre plein la vue, conclut Maurice. Des rats ? Ils s’imaginent avoir connu les rats dans leur ville ? Après notre passage à nous, ils en feront des romans ! »
C’était ça le plan.
Et c’était un bon plan. Même les rats, même Pêches devaient reconnaître qu’il avait donné des résultats.
Tout le monde connaissait les invasions de rats. Des histoires fameuses couraient sur les joueurs de flûte qui gagnaient leur vie en passant d’une localité à l’autre pour leur proposer de les débarrasser des parasites. Bien entendu, il n’y avait pas que des invasions de rats : parfois on était infesté de joueurs d’accordéon, de briques attachées ensemble avec de la ficelle ou de poisson… mais c’étaient les invasions de rats que tout le monde connaissait.
Et ça se réduisait à ça, en réalité. On n’avait pas besoin de beaucoup de rats pour une invasion, surtout s’ils connaissaient leur affaire. Un unique rat qui surgissait ici et là, couinait à plein gosier, prenait son bain dans la crème fraîche et pissait par terre produisait une invasion à lui tout seul.
Au bout de plusieurs jours de ce traitement, c’était ahurissant comme les habitants étaient contents de voir le gamin à l’air bête s’amener avec son pipeau magique contre les rats. Et ils étaient ahuris quand les rongeurs jaillissaient à flots de tous les trous pour le suivre hors de la ville. Tellement ahuris qu’ils ne se posaient pas de questions en ne voyant qu’une centaine de rats.
Ils auraient été vraiment ahuris s’ils avaient découvert que les rats et le flûtiste se retrouvaient avec un chat quelque part dans les buissons à l’extérieur du village pour compter solennellement l’argent.
Bad Igoince s’éveillait quand Maurice entra avec le gamin. Nul ne les inquiéta, même si on s’intéressait beaucoup à Maurice. Ça ne le gênait pas. Il se savait intéressant. Les chats se déplacent de toute façon comme en terrain conquis, et le monde abonde assez en gamins à l’air bête pour qu’on ne fonce pas en voir un nouveau.
C’était, semblait-il, jour de marché, mais les étals étaient rares et vendaient principalement… disons, de la cochonnerie. De vieilles casseroles, de vieux pots, des chaussures usagées… de ces trucs qu’on doit vendre quand on est à court d’argent.
Maurice avait vu des tas de marchés durant la traversée d’autres localités, et il savait comment ça se passait normalement.
« Il devrait y avoir de grosses bonnes femmes qui vendent des poulets, dit-il. Et des marchands de confiseries pour les enfants, et de rubans. Des joueurs de bonneteau et des clowns. Et même des jongleurs de fouines, avec un peu de chance.
— Je ne vois rien de tel. Il n’y a presque rien à acheter, on dirait, confirma le gamin. D’après toi, c’était un village riche, Maurice.
— Ben, il avait l’air riche. Les champs immenses dans la vallée, les bateaux sur la rivière… on s’attendrait à voir les rues pavées d’or ! »
Le gamin leva les yeux. « Marrant, ça, dit-il.
— Quoi donc ?
— Les habitants ont l’air pauvres. C’est les maisons qui ont l’air riches. »
C’était vrai. Maurice n’était pas un expert en architecture, mais on avait délicatement sculpté et peint les bâtiments de bois. Il remarqua aussi autre chose. Il n’y avait rien de délicat dans l’écriteau cloué sur le mur le plus proche.
On recherche des rats morts !
50 sous la queue !
S’adresser aux chasseurs de rats
au Rathaus
Le gamin fixait l’écriteau.
« Ils doivent avoir vraiment envie de se débarrasser de leurs rats par ici, lança joyeusement Maurice.
— Personne n’a jamais offert une récompense d’une demi-piastre la queue ! fit le gamin.
— Je te l’ai dit que ce serait le gros coup. On sera assis sur un tas d’or avant la fin de la semaine !
— C’est quoi un « Rathaus » ? demanda le gamin d’un air hésitant. « Haus », c’est bien une maison, non ? Ça ne peut pas être une maison pour les rats ? Et pourquoi est-ce que tout le monde te regarde ?
— Je suis beau de ma personne », répliqua Maurice. Tout de même, ça le surprenait un peu. Les passants se donnaient des coups de coude et le montraient du doigt. « On dirait qu’ils n’ont encore jamais vu de chat », marmonna-t-il en regardant fixement le grand bâtiment de l’autre côté de la rue. C’était un gros bâtiment carré entouré de monde, et le panneau annonçait : rathaus. « Rathaus », c’est le terme local pour… comme l’hôtel de ville, la mairie, expliqua-t-il. Ça n’a rien à voir avec les rats, mais c’est amusant.
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