« Joue Vol avec voies de fait , petit, dit tout bas Maurice.
— On ne pourrait pas simplement lui donner l’argent ? » demanda la voix de Pêches. C’était une petite voix.
« L’argent, on nous le donne à nous », répliqua durement Maurice.
Au-dessus d’eux, ils entendirent la valise racler le toit de la voiture lorsque le brigand la traîna pour la descendre.
Le gamin, obéissant, porta la flûte à ses lèvres et joua quelques notes. Une série de bruits s’ensuivit. Un grincement, un choc sourd, des échos de bousculade puis un cri très bref.
Ensuite plus rien. Maurice grimpa de nouveau sur le siège et passa la tête hors de la voiture dans la nuit sombre et pluvieuse.
« Bravo, dit-il. De la jugeote. Plus on se débat, plus ils mordent fort. Sans doute pas encore percé la peau ? Bien.
Avance un peu que je te voie. Mais doucement, hein ? On tient à ce que personne ne panique, pas vrai ? »
Le voleur de grand chemin réapparut dans la lumière des lampes de la diligence. Il marchait à pas très lents et prudents, les jambes bien écartées. Et il gémissait tout bas.
« Ah, te voilà, fit joyeusement Maurice. Sont montés direct dans les jambes de ton pantalon, c’est ça ? Un truc typique de rat, ça. Contente-toi de hocher la tête, parce qu’il ne faudrait pas les énerver. Inutile de te dire où ça pourrait se terminer. »
Le brigand hocha tout doucement la tête. Puis ses yeux s’étrécirent. « T’es un chat ? » marmonna-t-il. Puis ses yeux tourneboulèrent et le souffle lui manqua.
« Est-ce que je t’ai dit de parler ? fit Maurice. Moi, je ne crois pas, hein ? Le cocher s’est enfui ou tu l’as tué ? » La figure de l’homme resta sans expression. « Ah, tu apprends vite, j’aime ça chez un voleur de grand chemin, reprit Maurice. Tu peux répondre à cette question-là.
— S’est enfui », répondit l’homme d’une voix rauque.
Maurice ramena la tête dans la voiture. « Qu’esse t’en penses ? demanda-t-il. Une voiture, quatre chevaux, sans doute quelques objets de valeur dans le sac postal… peut-être mille piastres, voire davantage. Le gamin pourrait la conduire. Vaut le coup d’essayer, non ?
— Ça, c’est du vol, Maurice », dit Pêches. Elle était assise sur le siège à côté du jeune homme. C’était une rate.
« Pas vraiment du vol, fit Maurice. Plutôt… une trouvaille. Le cocher s’est enfui, ça équivaut donc à sauver des biens. Hé, c’est vrai, ça, on pourrait la ramener contre une récompense. C’est beaucoup mieux. Et c’est légal. On fait ça ?
— On va nous poser des tas de questions, objecta Pêches.
— Yawlp , si on la laisse là, quelqu’un la piquera, gémit Maurice. Un voleur va l’embarquer ! C’est mieux si c’est nous qui la prenons, hein ? Nous, on n’est pas des voleurs.
— On va la laisser là, Maurice, dit Pêches.
— Alors on fauche le cheval du brigand, fit le chat comme si la nuit ne pouvait pas se terminer décemment sans qu’ils volent quelque chose. Voler un voleur, ce n’est pas du vol parce que ça s’annule.
— On ne va pas passer la nuit ici, dit le gamin à Pêches. Là, il a raison.
— C’est vrai, confirma le brigand avec empressement. Vous allez pas y passer la nuit !
— C’est vrai, renchérit un chœur de voix depuis son pantalon, on ne va pas y passer la nuit ! »
Maurice soupira et sortit à nouveau la tête par la fenêtre. « D’accord, dit-il. Voilà ce qu’on va faire. Tu vas rester sans bouger d’un poil en regardant droit devant toi, et tu n’essayes pas de nous jouer un tour, parce que je n’ai qu’un mot à dire…
— Ne le dites pas ! implora le brigand avec encore davantage d’empressement.
— Très bien, mais on va te prendre ton cheval en guise de punition et, toi, tu peux prendre la voiture parce que ça, c’est du vol et que seuls les voleurs ont le droit de voler. Ça te paraît équitable ?
— J’suis d’accord avec tout ce que vous dites ! fit le brigand qui réfléchit alors à sa réponse et ajouta aussitôt : Mais, s’il vous plaît, dites rien ! » Il continuait de regarder droit devant lui.
Il vit le gamin et le chat descendre de voiture. Il entendit des bruits dans son dos tandis qu’ils lui prenaient son cheval. Il songea à son épée. D’accord, le marché allait lui rapporter toute une malle-poste, mais la fierté professionnelle, ça existe.
« Bon, fit la voix du chat au bout d’un moment, on va maintenant tous s’en aller, et tu dois promettre de ne pas bouger jusqu’à ce qu’on soit partis. Tu promets ?
— Ma parole de voleur, répondit le brigand en baissant lentement la main sur son épée.
— Bien. On te fait confiance », dit la voix du chat.
L’homme sentit son pantalon s’alléger tandis que des flots de rats en jaillissaient et détalaient, puis il entendit tinter un harnais. Il attendit un instant puis pivota sur place, dégaina son épée et se précipita en avant.
Très peu en avant, en tout cas. Il ne se serait pas étalé aussi brutalement par terre si on ne lui avait pas attaché ses lacets ensemble.
On le disait fabuleux. Le fabuleux Maurice, l’appelait-on. Il n’avait jamais voulu être fabuleux. C’était arrivé comme ça.
Il avait compris qu’il y avait quelque chose de bizarre ce fameux jour où, juste après le déjeuner, il avait contemplé un reflet dans une flaque et s’était dit : c’est moi, ça. Il n’avait encore jamais pris conscience de sa personne. Évidemment, il avait du mal à se remémorer ce qu’il se disait avant de devenir fabuleux. Son cerveau, lui semblait-il, devait tenir de la soupe.
Puis il y avait eu les rats qui vivaient sous le tas d’ordures dans un coin de son territoire. Il s’était aperçu que les rats jouissaient d’une certaine éducation lorsqu’il avait sauté sur l’un d’eux et que le rongeur lui avait lancé : « On ne pourrait pas en discuter ? » De quelque part, son nouveau cerveau fabuleux lui avait alors soufflé qu’on ne mange pas un être doué de la parole. Du moins, pas avant d’avoir entendu ce qu’il a à dire.
Le rat, c’était Pêches. Elle n’était pas comme les autres rats. De même que Pistou, Langues-de-Chat, Noir-mat, Pur-Porc, Grosses-Remises, Toxie et tous leurs copains. Mais, de son côté, Maurice n’était déjà plus comme les autres chats.
Les autres chats étaient soudain devenus bêtes. Maurice s’était plutôt mis à fréquenter les rats. Il pouvait discuter avec eux. Ça ne posait aucun problème tant qu’il ne s’oubliait pas à boulotter ceux de leur connaissance.
Les rats passaient des heures à s’inquiéter de la raison qui les avait rendus brusquement si malins. Pour Maurice, c’était perdre son temps. Des trucs arrivaient, un point c’est tout. Mais les rats n’en finissaient pas de se demander si c’était dû à quelque chose qu’ils avaient mangé sur le tas d’ordures, et même Maurice voyait que ça n’expliquait pas son propre cas, lui qui ne mangeait jamais d’ordures. Surtout de ce tas-là, quand on savait d’où ça venait…
Pour lui, les rats étaient franchement bêtes. Malins, d’accord, mais bêtes. Maurice vivait dans la rue depuis quatre ans, il ne lui restait plus grand-chose de ses oreilles, des balafres lui couvraient le museau, et lui était intelligent. Il roulait tellement des mécaniques quand il marchait qu’il devait ralentir pour ne pas s’étaler par terre. Quand il s’ébouriffait la queue, on devait la contourner. D’après lui, il fallait être intelligent pour vivre quatre ans dans ces rues, surtout au milieu de toutes les bandes de chiens et de fourreurs indépendants.
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