Il fallait aussi être riche. Les rats avaient besoin d’explications sur ce dernier point, mais Maurice avait pas mal bourlingué en ville et compris ce qui la faisait marcher ; l’argent, selon lui, était la clé de tout.
Puis, un jour, il avait vu le gamin à l’air bête jouer de sa flûte, sa casquette posée par terre devant lui pour récolter quelques sous, et une idée lui était venue. Une idée fabuleuse. Elle s’était amenée comme ça, boum, d’un coup. Les rats, la flûte, le gamin à l’air bête…
« Hé, toi, le gamin à l’air bête ! avait-il lancé. Ça te dirait de faire fort… Nan, petit, je suis en dessous…»
Le jour se levait quand le cheval du brigand émergea de la forêt, franchit un col et qu’on le força à faire halte dans un bois fort à propos.
La vallée fluviale s’étendait en contrebas et un village se serrait contre les falaises.
Maurice s’extirpa tant bien que mal de la sacoche de selle et s’étira. Le gamin à l’air bête aida les rats à sortir de l’autre sacoche. Ils avaient passé tout le voyage tassés sur l’argent, même s’ils étaient trop polis pour avouer qu’ils ne tenaient pas à dormir dans une sacoche qu’occupait déjà un chat.
« Comment s’appelle ce village, petit ? » demanda Maurice qui observait la localité plus bas, assis sur un rocher.
Derrière eux, les rats recomptaient l’argent et le mettaient en piles près du sac qui l’avait contenu. Ils recommençaient tous les jours. Maurice n’avait pourtant pas de poches, mais quelque chose en lui poussait tout le monde à vérifier sa monnaie le plus souvent possible.
« Ça s’appelle Bad Igoince, répondit le gamin après avoir consulté le guide touristique.
— Hum… est-ce qu’on doit vraiment y aller ? Ce nom-là ne m’inspire pas confiance, fit Pêches en levant les yeux de ses comptes.
— Hah, ça n’est pas si terrible, lança Maurice. « Bad », c’est un mot étranger qui veut dire « bain », tu vois ?
— Donc c’est comme Bain-Igoince ? fit Langues-de-Chat.
— Nan, nan, plutôt Igoince-les-Bains parce que… (le fabuleux Maurice hésita, mais l’espace d’un instant seulement) parce qu’ils ont un bain, tu vois ? Très arriéré, par ici. Pas beaucoup de bains dans le coin. Mais les habitants en ont un et ils en sont fiers, alors ils veulent que tout le monde le sache. Faut sans doute acheter un billet d’entrée rien que pour y jeter un coup d’œil.
— C’est vrai, ça, Maurice ? » demanda Pistou. Il posa la question poliment, mais il était clair qu’il pensait en réalité : « Je ne crois pas que ce soit vrai, Maurice. »
Ah, oui… Pistou. Pistou n’était pas facile. Alors qu’il n’y avait pas de quoi. Dans le temps, se disait Maurice, il n’aurait même pas avalé un rat si petit, si pâle et d’aspect si maladif. Il baissa les yeux sur le petit rongeur albinos au pelage blanc neigeux et aux yeux rosâtres. Pistou ne le regarda pas parce qu’il était trop myope. Évidemment, vivre presque aveugle n’était pas un handicap pour une espèce qui passait le plus gros de son temps dans l’obscurité et jouissait d’un odorat presque aussi performant, d’après ce qu’avait compris Maurice, que la vue, l’ouïe et la parole réunies. Par exemple, le rat se tournait toujours face à Maurice et le regardait droit dans les yeux quand il parlait. C’était troublant. Maurice avait connu un chat aveugle qui se cognait souvent dans les portes, mais Pistou, lui, jamais.
Pistou n’était pas le patron des rats. Ça, c’était le boulot de Pur-Porc. Pur-Porc était gros, féroce, un peu croûteux, il n’appréciait que modérément d’avoir un cerveau dernier cri et encore moins de discuter avec un chat. Il était déjà assez âgé quand les rats avaient changé, comme ils disaient, et lui se déclarait trop vieux pour ça. Il laissait les discussions avec Maurice à Pistou qui était né juste après le changement. Et ce petit rat était malin. Étonnamment malin. Trop malin. Maurice devait faire appel à toute son astuce quand il avait affaire à Pistou.
« C’est étonnant tout ce que je sais, fit Maurice en clignant lentement des yeux. En tout cas, le patelin n’est pas mal. Il m’a l’air riche. Alors voilà ce qu’on va faire…
— Hum…»
Maurice détestait entendre ça. S’il y avait pire que Pistou posant une de ses curieuses petites questions, c’était Pêches se raclant la gorge. Ça voulait dire qu’elle s’apprêtait à faire une remarque, tout doucement, qui allait le contrarier. « Oui ? lança-t-il sèchement.
— On a vraiment besoin de continuer ce numéro ? demanda-t-elle.
— Ben, évidemment que non, répondit Maurice. Je n’ai même pas besoin d’être là, moi. Je suis un chat, pas vrai ? Un chat avec mes talents ? Hah ! J’aurais pu me trouver un boulot bien pépère avec un illusionniste. Ou un ventriloque peut-être. Il n’y a pas de limites à ce que je pourrais faire, figure-toi, parce que tout le monde aime les chats. Mais comme j’étais, tu vois, fabuleusement bête et gentil, j’ai préféré venir en aide à une bande de rongeurs qui sont, faut être franc, pas exactement les chouchous de l’homme. Maintenant, certains d’entre vous (et là, il jeta un regard jaune vers Pistou) ont en tête d’aller dans une île quelque part démarrer une espèce de civilisation ratière personnelle, ce que je trouve, vous savez, tout à fait admirable, mais pour ça il vous faut… Qu’est-ce que j’ai dit qu’il vous fallait ?
— De l’argent, Maurice, répondit Pistou, mais…
— De l’argent. Parfaitement, parce qu’avec de l’argent qu’est-ce que vous pouvez avoir ? » Il passa les rats en revue. « Ça commence par B, souffla-t-il.
— Des bateaux, Maurice, mais…
— Ensuite vous aurez besoin d’outils, et de manger, évidemment…
— Il y a les noix de coco, suggéra le gamin à l’air bête qui astiquait sa flûte.
— Oh, quelqu’un a parlé ? fit Maurice. Qu’est-ce que tu y connais, petit ?
— On trouve des noix de coco, répéta le gamin. Sur les îles désertes. Un gars qui en vendait me l’a dit.
— Comment on les trouve ? » fit Maurice. Il n’était pas sûr de lui en matière de noix de coco.
« Je ne sais pas. On les trouve comme ça.
— Oh, j’imagine que ça pousse dans les arbres, hein ? lança Maurice d’un ton sarcastique. Pfff, je ne sais vraiment pas ce que vous deviendriez sans… Quelqu’un peut me le dire ? » Il lança un regard noir au groupe de rats. « Ça commence par M.
— Toi, Maurice, répondit Pistou. Mais, tu vois, on trouve en réalité…
— Oui ?
— Hum », intervint Pêches. Maurice gémit. « Ce que veut dire Pistou, fit la rate, c’est que tous ces vols de grain et de fromage, tous ces trous qu’on ronge dans les murs, c’est… ben…» Elle leva les yeux dans ceux jaunes de Maurice. « Ce n’est pas moral.
— Mais c’est ce que font les rats ! rappela Maurice.
— Seulement, on pense qu’on ne devrait pas, dit Pistou. On devrait faire notre propre chemin dans le monde !
— Oh là là, oh là là, oh là là, se lamenta Maurice en secouant la tête. Cap sur l’île, hein ? Le royaume des rats ! Ne vous figurez pas que je me moque de votre rêve, s’empressa-t-il d’ajouter. Tout le monde a besoin de petits rêves. » Maurice y croyait aussi sincèrement. Quand on savait ce qu’autrui désirait vraiment, on en faisait à peu près ce qu’on voulait.
Il se demandait parfois ce que désirait le gamin à l’air bête. Rien, autant qu’il pouvait en juger, sauf qu’on lui fiche la paix et qu’on le laisse jouer de sa flûte. Mais… ben, c’était comme cette histoire de noix de coco. Régulièrement il sortait un truc qui laissait supposer qu’il avait tout écouté. De tels éléments sont durs à manipuler.
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