Mais les chats s’y entendent pour manipuler le monde. Un miaou par-ci, un ronron par-là, une légère pression de griffe… et Maurice n’avait encore jamais eu besoin de réfléchir à ça. Les chats n’ont pas besoin de réfléchir.
Seulement de savoir ce qu’ils veulent. C’est à l’homme de réfléchir. Il est là pour ça.
Maurice songea au bon vieux temps avant que son cerveau se mette à fulgurer comme un feu d’artifice. Il s’amenait à la porte des cuisines de l’Université, prenait son air câlin, et les cuisiniers tâchaient de deviner ce qu’il voulait. C’était incroyable ! Ils lui demandaient par exemple : « Il veut un bol de lait, le minou ? Il veut un biscuit ? Il veut ces bons restes, le minou ? » Et Maurice n’avait rien d’autre à faire qu’attendre patiemment une parole qu’il reconnaissait, comme « cuisses de dinde » ou « agneau haché ».
Mais il était sûr de n’avoir jamais rien mangé de magique. Des abattis de poulet magiques, ça n’existait pas, tout de même ?
C’est les rats qui avaient mangé de la magie. Le tas d’ordures qu’ils appelaient leur domicile mais aussi leur déjeuner se trouvait à l’arrière de l’Université, et c’était une université de mages, après tout. L’ancien Maurice ne prêtait guère attention aux gens sans bol à la main, mais il savait que les gros bonshommes en chapeaux pointus provoquaient d’étranges phénomènes.
Et il savait maintenant ce qui arrivait à tout ce qui ne leur servait plus. Ils le balançaient par-dessus le mur. Les livres d’enchantements déglingués, les bouts de chandelles dégoulinantes, les restes de mixture verte bouillonnante des chaudrons, tout finissait sur le gros tas aux côtés des boîtes en fer-blanc, des vieilles caisses et des déchets des cuisines. Oh, les mages avaient dressé des panneaux qui disaient Danger ou Produits toxiques , mais les rats ne savaient pas lire en ce temps-là et ils raffolaient des bouts de chandelles dégoulinantes.
Maurice n’avait jamais rien consommé dans ce tas. Il n’arrêtait pas de se poser la question, mais il en était sûr. Il avait une bonne devise dans la vie : ne jamais manger ce qui luit.
Mais il était aussi devenu intelligent, à peu près au même moment que les rats. C’était un mystère.
Il continuait depuis ce que les chats faisaient toujours. Il manipulait les gens. Certains rats comptaient maintenant aussi au nombre des gens, évidemment. Mais les gens restaient les gens, même quand ils avaient quatre pattes et s’affublaient de noms tels que Pistou, de ces noms qu’on se donne quand on apprend à lire avant de saisir le sens réel des termes, quand on déchiffre les étiquettes et les notices des vieilles boîtes de conserve rouillées et qu’un mot sonne bien à l’oreille.
L’ennui, quand on pense, c’est qu’une fois lancé on ne s’arrête plus. Et, de l’avis de Maurice, les rats pensaient beaucoup trop. Pistou n’était pas un cadeau, mais il était tellement occupé à ressasser des idées ridicules sur la façon dont les rats pourraient bâtir leur propre pays quelque part que Maurice arrivait à s’en dépatouiller. C’était Pêches la pire. L’astuce habituelle de Maurice qui consistait à parler vite pour embrouiller son monde ne prenait pas sur elle.
« Hum, recommença-t-elle, on pense que cette fois devrait être la dernière. »
Maurice écarquilla les yeux. Les autres rats reculèrent légèrement, mais Pêches soutint son regard.
« Ça doit être la dernière fois qu’on refait le coup de l’invasion de rats, dit Pêches. Un point, c’est tout.
— Et qu’est-ce qu’en pense Pur-Porc ? » fit Maurice. Il se tourna vers le chef qui les observait. C’était toujours une bonne idée d’en appeler à Pur-Porc quand Pêches donnait du fil à retordre, parce qu’il ne l’aimait pas beaucoup.
« Comment ça, ce que j’en pense ? demanda Pur-Porc.
— Je… Chef, je pense qu’on devrait arrêter cette supercherie, dit Pêches en baissant nerveusement la tête.
— Oh, tu penses aussi, hein ? fit Pur-Porc. Tout le monde pense, ces temps-ci. Je pense que ça pense beaucoup trop, voilà ce que moi je pense. On ne pensait pas à penser quand j’étais jeune. On n’arrivait à rien si on commençait par penser. »
Il jeta aussi à Maurice un regard mauvais. Pur-Porc n’aimait pas Maurice. Il n’aimait presque rien de ce qui était arrivé depuis le changement. Pour tout dire, Maurice se demandait combien de temps Pur-Porc allait rester chef. Il n’aimait pas penser. Il appartenait à une époque où un chef rat n’avait besoin que d’être gros et contrariant. Le monde allait beaucoup trop vite pour lui désormais, ce qui le mettait en rage.
Aujourd’hui il menait moins qu’il ne suivait le mouvement.
« Je… Pistou, chef, croit qu’on devrait penser à se ranger, chef », dit Pêches.
Maurice grimaça. Pur-Porc n’écouterait pas Pêches, et elle le savait, mais Pistou représentait ce que les rats avaient de plus approchant d’un mage, et même les gros rats l’écoutaient.
« Je croyais qu’on allait s’embarquer à bord d’un bateau et trouver une île quelque part, dit Pur-Porc. Les rats aiment beaucoup les bateaux », ajouta-t-il d’un air approbateur. Puis il reprit, en jetant un regard vaguement nerveux et ennuyé à Pistou : « Et on me dit qu’on a besoin de ce machin, là, l’argent, parce que maintenant, depuis qu’on brasse toutes ces pensées, il faut qu’on respecte une donto… une déton…
— Une déontologie, chef, intervint Pistou.
— Ce qui ne me paraît pas très rat. Mais mon avis ne compte pas beaucoup, j’ai l’impression.
— On a assez d’argent, chef, dit Pêches. On en a déjà gagné beaucoup. On a bien beaucoup d’argent, pas vrai, Maurice. » Ce n’était pas une question ; plutôt une accusation.
« Ben, quand tu dis beaucoup… commença Maurice.
— On a en fait davantage d’argent qu’on croyait », poursuivit Pêches sur le même ton. Un ton toujours très poli mais qui insistait et posait toutes les mauvaises questions. Une mauvaise question, pour Maurice, c’était celle qu’il ne voulait pas qu’on lui pose.
Pêches y alla encore de sa petite toux.
« Une chose me fait dire qu’on a davantage d’argent, Maurice : tu nous as en effet expliqué que les pièces dites d’or brillaient comme la lune, celles d’argent comme le soleil, et que tu te garderais celles d’argent. En réalité, Maurice, c’est l’inverse. Ce sont les pièces d’argent qui brillent comme la lune. »
Maurice lâcha intérieurement une obscénité en langue chat, une langue bien pourvue en la matière. A quoi bon avoir de l’instruction, se dit-il, si on s’amuse ensuite à s’en servir ?
« Alors on pense, chef, dit Pistou à Pur-Porc, qu’après ce tout dernier coup on devrait partager l’argent et partir chacun de notre côté. Et puis ça devient dangereux de toujours répéter la même combine. Il faut s’arrêter avant qu’il soit trop tard. Il y a une rivière ici. On devrait pouvoir rejoindre la mer.
— Une île sans humains ni krllrrt de chats serait l’idéal », dit Pur-Porc.
Maurice ne se départit pas de son sourire, et pourtant il savait ce que krllrrt voulait dire.
« Et on ne voudrait pas priver Maurice de son projet de numéro avec l’illusionniste », ajouta Pêches.
Maurice plissa les yeux. L’espace d’un instant, il fut sur le point de violer sa règle sacro-sainte de ne pas manger tout ce qui parlait. « Et toi, qu’est-ce que tu en penses, petit ? demanda-t-il en levant la tête vers le gamin à l’air bête.
— Je m’en fiche, répondit le gamin.
— Tu te fiches de quoi ?
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