« Pauvre vieux Fraîches, fit un rat. C’était un brave rat.
— L’aurait quand même dû faire attention où il mettait les pattes, dit un autre.
— Croyait tout savoir, renchérit un troisième. Mais un bon rat, même s’il sentait un peu.
— Alors on va le sortir du piège, d’accord ? proposa le premier. Ça n’est pas bien de le laisser là comme ça.
— Oui. Surtout qu’on a faim.
— D’après Pistou, dit un des rats, on ne devrait pas du tout manger de rat.
— Non, fit un autre, seulement si tu ne sais pas de quoi il est mort, parce qu’il a peut-être été empoisonné.
— Et on sait, intervint encore un autre, de quoi lui est mort. Il est mort par écrabouillement. Ça ne s’attrape pas, l’écrabouillement. »
Ils regardèrent tous feu Fraîches.
« À votre avis, qu’est-ce qui arrive une fois qu’on est mort ? demanda lentement un rat.
— On est mangé. Ou alors on se dessèche, ou on moisit.
— Quoi, entièrement ?
— Ben, en général il reste les pieds. »
Le rat qui avait posé la question revint à la charge : « Et le truc à l’intérieur ? »
Le rat qui avait parlé des pieds répondit : « Oh, le truc vert tout mou et spongieux ? Non, ça, on le laisse aussi. Ç’a un goût dégueulasse.
— Non, je veux parler de ce qu’on a en soi et qui est soi-même. Où est-ce que ça va, ça ?
— Pardon, là je ne te suis plus.
— Ben… tu sais, comme… les rêves ? »
Les rats hochèrent la tête. Ils connaissaient les rêves. Les rêves leur avaient flanqué un drôle de choc quand ils leur étaient tombés dessus.
« Bon, alors, dans les rêves, quand on est poursuivi par des chiens, qu’on vole ou n’importe quoi… qui c’est qui nous fait ça ? Ce n’est pas notre être corporel, parce qu’il dort. Alors ça doit être un truc invisible qui vit en nous, non ? Et la mort, c’est comme quand on dort, pas vrai ?
— Pas exactement, fit un rongeur d’un ton hésitant en jetant un coup d’œil à la forme passablement aplatie précédemment connue sous le nom de Fraîches. Je veux dire, tu n’as pas de sang ni de bouts d’os qui dépassent. Et tu te réveilles.
— Alors, reprit le rat qui avait posé la question du truc invisible, quand on se réveille, où s’en va le truc qui rêve ? Quand on meurt, où s’en va ce truc qu’on a en nous ?
— Quoi ? Le truc vert tout mou ?
— Non ! Celui qu’on a derrière les yeux !
— Tu veux parler du truc gris-rose ?
— Non, pas ça ! Le truc invisible !
— Comment je saurais, moi ? Je n’ai jamais vu de truc invisible ! »
Tous les rats regardaient fixement Fraîches.
« Je n’aime pas ce genre de discussion, dit l’un d’eux. Ça me rappelle les ombres dans la lumière des bougies.
— Vous avez déjà entendu parler du rat squelette ? demanda un autre. Il vient nous prendre quand on est morts, à ce qu’on dit.
— A ce qu’on dit, à ce qu’on dit, marmonna un rat. À ce qu’on dit, il y a un grand rat sous terre qui a tout créé, à ce qu’on dit. Alors il a aussi créé les hommes ? Il doit nous avoir drôlement à la bonne pour avoir aussi créé les hommes ! Huh ?
— Comment je saurais ? Ils ont peut-être été créés par un grand humain ?
— Oh, là tu racontes n’importe quoi, fit le rat incrédule qui portait le nom de Tomate.
— D’accord, d’accord, mais faut reconnaître que tout n’a pas pu, disons, arriver comme ça par hasard, pas vrai ? Il y a forcément une raison. Et, d’après Pistou, il y a des choses qu’on doit faire parce que c’est bien de les faire, mais, d’un autre côté, qui décide de ce qui est bien ? Le bien et le mal, ça vient d’où ? À ce qu’on dit, quand tu as été un bon rat, le rat squelette peut t’emmener dans un tunnel où le Grand Rat garde plein de bonnes choses à manger…
— Mais Fraîches est toujours là. Et je n’ai pas vu de rat squelettique !
— Ah, on raconte que tu ne le vois que s’il vient pour toi.
— Oh ? Oh ? fît un autre rat, nerveux au point de tomber dans le sarcasme délirant. Alors, ceux qui racontent ça, comment est-ce qu’ils l’ont vu, hein ? Qu’on me le dise ! La vie est déjà assez moche sans qu’on ait à s’inquiéter de machins invisibles qu’on ne peut pas voir !
— D’accord, d’accord, qu’est-ce qui s’est passé ? »
Les rats se retournèrent, soudain drôlement contents de voir Noir-mat rappliquer à toutes pattes dans le tunnel.
Noir-mat écarta tout le monde. Il avait amené Nutritionnelle avec lui. Il n’était jamais trop tôt, affirmait-il, pour un membre de la brigade de constater ce qui arrivait à ceux qui commettaient des erreurs.
« Je vois », dit-il en découvrant le piège. Il secoua tristement la tête. « Qu’est-ce que je répète toujours, vous tous ?
— De ne pas emprunter les tunnels tant qu’on n’a pas déclaré la voie libre, chef, répondit Tomate. Mais Fraîches, ben, il ne sait pas… il ne savait pas bien écouter. Et il lui tardait de se mettre au boulot, chef. »
Noir-mat examina le piège et s’efforça de garder une expression confiante et résolue. Mais ça ne lui était pas facile. Il n’avait jamais vu un tel piège. Franchement malfaisant d’aspect, il tenait du presse-fruits plutôt que du hachoir. On l’avait disposé là où un rat se ruant vers l’eau devait forcément le déclencher.
« Il n’écoutera plus maintenant, ça c’est sûr, dit-il. Je connais cette tête-là, en dehors des yeux exorbités et de la langue pendante, j’entends.
— Euh… vous avez parlé à Fraîches à l’appel de ce matin, lui remit en mémoire un rat. Vous lui avez dit qu’il était fait pour être pisseur et de se mettre au boulot, chef. »
La tête de Noir-mat resta impassible. « Faut qu’on y aille, dit-il alors. On trouve des tas de pièges partout. On reviendra vous chercher. Personne ne doit aller plus loin dans ce tunnel, c’est compris ? Et tout le monde me dit : « Oui, Noir-mat ! »
— Oui, Noir-mat, répétèrent en chœur les rats.
— Et l’un de vous reste de garde. Il y a peut-être d’autres pièges par là.
— Qu’est-ce qu’on fait de Fraîches, chef ? demanda Tomate.
— Ne mangez pas le truc vert tout mou », répondit Noir-mat qui s’en repartit en vitesse.
Les pièges ! songeait-il. Il y en avait trop. Et aussi trop de poison. Même les rats expérimentés de la brigade devenaient nerveux à présent. Il n’aimait pas tomber sur ce qu’il ne connaissait pas. On découvrait ce que c’était au moment où on se faisait tuer.
Les rats se répandaient sous le village, et ça ne ressemblait à aucun autre village qu’ils avaient connu. Tout le patelin n’était qu’une ratière. Ils n’avaient pas vu un seul quiqui vivant. Pas la queue d’un. Pas normal, ça. Toutes les villes abritaient des rats. Quand il y avait des hommes, il y avait des rats.
Et pour couronner le tout, les jeunes rats passaient trop de temps à se poser des questions sur… des trucs. Des trucs qu’on ne voyait pas, qu’on ne sentait pas. Des trucs impalpables. Noir-mat secoua la tête. Il n’y avait pas place dans les tunnels pour de telles élucubrations. La vie, c’était du réel, du pratique, et elle pouvait s’interrompre très vite si on ne faisait pas attention…
Il remarqua Nutritionnelle qui jetait des regards autour d’elle et flairait l’air ambiant tandis qu’ils trottaient le long d’un conduit.
« C’est ça, approuva-t-il. On n’est jamais trop prudent. Ne jamais foncer droit devant. Même le rat qui te précède a pu avoir un coup de chance et passer à côté du déclic.
— Oui, chef.
— Mais ne te pose pas trop de questions quand même.
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