— Il avait l’air affreusement… aplati, chef.
— Les imbéciles se précipitent, Nutritionnelle. Les imbéciles se précipitent…»
Noir-mat sentait la peur se répandre. Ça l’inquiétait. Si les Changés paniquaient, ce seraient comme des rats. Et les tunnels de ce village ne valaient rien pour un rat détalant de terreur. Mais si un seul rat rompait les rangs pour se mettre à courir, la plupart suivraient. L’odeur était primordiale dans les tunnels. Quand tout allait bien, tout le monde se sentait à l’aise. Quand la peur arrivait, elle envahissait les galeries comme une crue. La panique dans le monde des rats était une maladie qui se propageait trop facilement.
La situation ne s’arrangea pas lorsqu’ils rejoignirent le reste de l’équipe de dépiégeage. Cette fois ils avaient trouvé un nouveau poison.
« Pas de quoi s’inquiéter, dit Noir-mat qui s’inquiétait. On a déjà vu de nouveaux poisons, non ?
— Pas depuis une éternité, répliqua un rat. Vous vous rappelez celui de Scrote ? Avec les petits morceaux bleus scintillants ? Ça brûlait si on s’en mettait sur les pattes ? On est passés dedans avant de savoir ce qui nous arrivait ?
— Ils ont ça ici ?
— Vous feriez mieux de venir voir. »
Dans un des tunnels, une rate gisait sur le flanc. Elle avait les pattes toutes recroquevillées, serrées comme des poings. Elle geignait. Noir-mat lui jeta un coup d’œil et sut que, pour cette rate-là, c’était terminé. Ce n’était qu’une question de temps. Pour ceux de Scrote, ç’avait été une question de temps atroce.
« Je pourrais la mordre à la nuque, proposa un rat. Ce serait vite fini.
— C’est gentil de ta part, mais ce machin pénètre dans le sang, dit Noir-mat. Trouvez-moi un piège claqueur qu’on n’a pas désarmé. Et soyez prudents.
— Mettre un piège dans un piège, chef ? fit Nutritionnelle.
— Oui ! Mieux vaut une mort rapide que lente !
— Tout de même, c’est…» voulut protester le rat qui avait proposé de mordre l’agonisante.
Les poils autour de la tête de Noir-mat se dressèrent tout debout. Il se cabra et montra les dents. « Fais ce qu’on te dit, sinon c’est toi que je mords ! » rugit-il.
L’autre recula en se faisant tout petit. « D’accord, Noir-mat, d’accord…
— Et préviens les autres équipes ! beugla Noir-mat. Il ne s’agit pas de chasse aux rats mais de guerre ! Tout le monde regagne l’arrière en vitesse ! On ne touche à rien ! On va… Oui ? Quoi, cette fois ? »
Un petit rat s’était approché discrètement de Noir-mat. Lorsque le dépiégeur pivota vers lui, le nouvel arrivant s’accroupit aussitôt et roula presque sur le dos pour montrer à quel point il était insignifiant et inoffensif.
« S’il vous plaît, chef… marmonna-t-il.
— Oui ?
— Cette fois on en a trouvé un vivant…»
Salut ? Salut, c’est moi. Et je vais maintenant frapper le code secret ! » On frappa trois fois à la porte de l’écurie, puis la voix de Malicia s’éleva encore. « Hého, vous avez entendu le code secret ?
— Elle s’en ira peut-être si on ne répond pas, dit Keith dans la paille.
— Ça m’étonnerait », fit Maurice. Il haussa la voix et lança : « On est là-haut !
— Vous devez quand même répondre par le code secret, cria Malicia.
— Oh, prbllttrrrp », dit Maurice tout bas, et par bonheur aucun humain ne sait à quel point ce gros mot est épouvantable en langue féline. « Écoute, c’est moi, d’accord ? Un chat ? Qui parle ? Comment est-ce que tu vas me reconnaître ? Est-ce que je dois porter un œillet rouge ?
— Je ne crois pas que tu sois un véritable chat parlant, de toute façon », dit Malicia en grimpant à l’échelle. Elle était encore vêtue de noir et avait ramassé ses cheveux sous un foulard également noir. Elle portait aussi un grand sac à l’épaule.
« Bon sang, tu fais ça bien, la complimenta Maurice.
— Je veux dire, tu n’as pas de bottes, pas d’épée ni de grand chapeau avec une plume », ajouta Malicia en se hissant dans le fenil.
Maurice la fixa longuement. « Des bottes ? finit-il par dire. Avec ces pattes-là ?
— Oh, c’était une illustration dans un livre que j’ai lu, répondit calmement Malicia. Un livre niais pour enfants. Plein d’animaux qui s’habillent comme les hommes. »
Il vint à l’esprit de Maurice, et ce n’était d’ailleurs pas la première fois, qu’en se dépêchant il pourrait être sorti du village en cinq minutes et embarquer sur une péniche, n’importe quoi.
Un jour, quand il n’était guère qu’un chaton, une fillette l’avait emmené chez elle pour l’habiller de vêtements de poupée et l’asseoir à une petite table en compagnie de deux poupées et des trois quarts d’un nounours. Il avait réussi à s’échapper par une fenêtre ouverte, mais il avait passé la journée à se débarrasser de la robe. Cette fillette aurait pu être Malicia. Pour elle, les animaux n’étaient que des gens qui n’avaient pas fait assez gaffe.
« Moi, je ne donne pas dans les vêtements », dit-il. Ce n’était pas fameux comme repartie, mais c’était sûrement préférable à : « Je crois que tu es cinglée. »
« Ça pourrait être mieux, répliqua-t-elle. Il fait presque nuit. Allons-y ! On va se faufiler comme des chats !
— Oh, très bien, dit Maurice. Ça, je sais faire, je pense. »
Mais, quelques minutes plus tard, il se disait qu’aucun chat ne se faufilait comme Malicia. Elle croyait manifestement que ça ne servait à rien de passer inaperçu si personne ne s’en rendait compte. Les passants s’arrêtaient carrément pour la regarder se glisser le long des murs et détaler de seuil en seuil. Maurice et Keith la suivaient nonchalamment. Nul ne leur prêtait attention.
Elle finit par s’arrêter dans une rue étroite devant un bâtiment noir ; au-dessus de la porte pendait une enseigne en bois ornée d’un dessin d’une multitude de rats, comme une étoile de rongeurs dont toutes les queues étaient attachées ensemble en un gros nœud.
« L’enseigne de l’ancienne Guilde des Chasseurs de Rats, souffla Malicia en faisant tomber d’une secousse le sac de son épaule.
— Je sais, dit Keith. Je trouve ça horrible.
— Mais ça donne un dessin intéressant. »
Une des particularités de la porte sous l’enseigne, c’était le gros cadenas qui la maintenait fermée. Curieux, songea Maurice. Si les rats font exploser les jambes, pourquoi les chasseurs doivent-ils poser un gros cadenas à leur cabane ?
« Heureusement, je suis prête à toutes les éventualités, dit Malicia en plongeant la main dans son sac. On entendit des bruits de bouts de métal et de bouteilles qu’on déplace.
— Qu’est-ce que tu as là-dedans ? Tout ?
— Le grappin et l’échelle de corde prennent beaucoup de place, répondit Malicia tout en continuant de farfouiller. Ensuite, j’ai la grande trousse de médicaments, puis la petite trousse de médicaments, le couteau, l’autre couteau, la trousse à couture, le miroir pour envoyer des signaux et… ça…»
Elle sortit un petit ballot de tissu noir. Quand elle le déroula, Maurice vit luire du métal.
« Ah, dit-il. Des rossignols, c’est ça ? J’ai vu des cambrioleurs à l’œuvre…
— Des épingles à cheveux, rectifia Malicia qui en choisit une. L’épingle à cheveux, ça marche toujours dans les livres que j’ai lus. On la pousse dans le trou de serrure et on l’agite. J’ai un assortiment d’épingles déjà recourbées. »
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