Angalo émit un reniflement condescendant.
— C’est ça, médite, médite. Mais je n’en crois rien, moi. Ça n’a plus d’importance. Que Bonnes Affaires se retourne contre moi si je me trompe ! ajouta-t-il.
Masklinn vit du coin de l’œil une lueur bleue. Il y avait des miroirs au-dessus des roues du camion et, bien que l’un d’eux soit brisé et l’autre tordu, ils étaient toujours plus ou moins opérationnels. La lumière se situait derrière le camion.
— Je ne sais pas ce que c’est, mais il est à nos trousses, fit-il d’une voix calme.
— Et j’entends le bruit. Vous savez : ouin-ouin, ouin-ouin, ajouta Gurder.
— Je crois, fit Masklinn, que ce serait une bonne idée de quitter la route.
Angalo regarda à gauche et à droite.
— Trop de haies, jugea-t-il.
— Non, je veux dire, s’engager sur une autre route. Tu peux y arriver ?
— Roger ! No problemo. Hé, il essaie de nous dépasser ! Quel culot ! Ha !
Le camion exécuta un crochet brutal.
— J’aimerais pouvoir ouvrir la fenêtre, ajouta-t-il. Il y avait un camionneur que j’ai observé, qui faisait des signes de la main par la fenêtre et criait des choses, quand les gens klaxonnaient, derrière lui. Je crois que c’est la procédure à observer. (Il leva le bras et cria :) Vôtfeeervouôôôr.
— Laisse tomber. Contente-toi de nous trouver une autre route, une petite, lui dit Masklinn sur un ton apaisant. Je reviens tout de suite.
Il descendit par l’échelle branlante rejoindre Dorcas et ses équipes. Les choses étaient calmes pour l’heure, les équipes de direction donnaient de simples petits coups sur la grande roue, et la pédale va-vite était maintenue sous une légère pression constante. De nombreux gnomes étaient assis et essayaient de se détendre un peu. Un vivat maigrichon salua l’arrivée de Masklinn.
Dorcas, assis à l’écart, griffonnait des choses sur un bout de papier.
— Oh, c’est toi ? dit-il. Tout va bien, désormais ? On a épuisé le catalogue d’obstacles ?
— On est suivis par quelqu’un qui veut nous forcer à nous arrêter, expliqua Masklinn.
— Un autre camion ?
— Une voiture, je crois. Remplie d’humains.
Dorcas se gratta le menton.
— Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?
— Tu t’es servi de choses pour couper les fils du camion, quand tu ne voulais pas qu’il s’en aille, dit Masklinn.
— Des pinces coupantes. Et alors ?
— Tu les as toujours ?
— Oh, oui. Mais il faut deux gnomes pour les manier.
— Alors, il faudra qu’un gnome me prête main-forte.
Masklinn expliqua ses intentions à Dorcas. Le vieux gnome le regarda avec une expression qui ressemblait à de l’admiration, puis il secoua la tête.
— Ça ne marchera jamais, fit-il. Le temps manque. Mais c’est une belle idée.
— Mais nous sommes tellement plus rapides que les humains ! On pourrait le faire, et revenir au camion avant qu’ils ne s’en soient aperçus !
— Hmmm. (Dorcas eut un sourire mauvais.) Tu y vas ?
— Oui. Je, euh… je ne suis pas sûr que des gnomes qui n’ont jamais quitté le Grand Magasin pourraient être à la hauteur.
Dorcas se releva et bâilla.
— Ma foi, j’aimerais essayer ce fameux « air frais » dont tout le monde parle, dit-il. Il paraît que c’est très bon pour la santé.
Si un observateur avait regardé par-dessus la haie cette route de campagne noyée de brume, il aurait vu un camion débouler à une allure peu prudente, dans un bruit de tonnerre.
Il aurait pu se dire : bizarre, ce camion, il paraît avoir perdu quelques accessoires standard – un phare, un pare-chocs et sa peinture sur un des flancs – et récolté quelques décorations inhabituelles – des branchages et plus de bosses qu’une tôle ondulée.
Il aurait pu se demander pourquoi un panneau Ralentir Travaux pendait à une poignée de portière.
Et il se serait sûrement étonné de le voir s’arrêter.
La voiture de police qui le suivait s’arrêta de façon bien plus spectaculaire, dans une gerbe de gravier. Deux hommes en tombèrent littéralement et coururent au camion, pour en ouvrir brutalement les portières.
Si l’observateur avait compris le langage des humains, il aurait entendu quelqu’un s’exclamer : Très bien, gros malin, ça suffira pour cette nuit, puis ajouter : Où il est passé ? Y a que de la ficelle, là-dedans ! Ensuite, quelqu’un avait dit : Je parie qu’il a sauté en marche et qu’il s’est tiré à travers champs.
Et tandis que se déroulait toute cette scène, que les policiers exploraient la haie sans conviction et braquaient leurs torches sur le brouillard environnant, l’observateur aurait pu remarquer que deux ombres minuscules sortaient en courant de l’arrière du camion pour disparaître sous la voiture. Elles se déplaçaient très vite, comme des souris. Et comme des souris, elles avaient une voix suraiguë, un débit rapide et une diction couinante.
Elles transportaient une paire de pinces.
Quelques secondes plus tard, elles repassèrent en sens inverse. Et à l’instant où elles disparaissaient à nouveau sous le camion, ou presque, celui-ci redémarra.
Les humains poussèrent des cris et regagnèrent leur voiture.
Mais au lieu de redémarrer avec un vrombissement, le véhicule fit : criiiii, criiii, crii, dans la nuit embrumée.
Au bout d’un moment, l’un d’eux finit par sortir et soulever le capot.
Tandis que le camion disparaissait dans la brume qui avala son unique feu arrière, l’humain s’agenouilla, plongea la main sous la voiture et empoigna un certain nombre de fils électriques proprement sectionnés…
Voilà à quoi aurait assisté un observateur. Mais sur les lieux, il n’y avait que deux vaches, et elles ne comprirent rien.
Peut-être que l’histoire se termine presque là.
Quelques jours plus tard, on retrouva le camion dans un fossé, à quelque distance de la ville. Le plus étrange, c’est qu’on avait volé la batterie et tous les fils électriques. Ainsi que la radio.
La cabine était envahie de bouts de ficelle.
XV . Et les Gnomes dirent : voici un nouveau Site, qui sera Nôtre jusqu’à la Consommation des Temps…
XVI. Et l’Étranger garda le Silence.
La Gnomenclature,
Sorties de Secours, Chapitre 4, Versets XV-XVI
Autrefois, c’était une carrière. Les gnomes le savaient, parce que sur le portail un panneau rouillé proclamait : Carrière, Danger. Défense d’entrer.
Ils l’avaient découverte après la panique d’une course folle à travers champs. Un coup de chance, si l’on écoutait Angalo. L’intervention d’Arnold Frères (fond. 1905), à en croire Gurder.
Il importe peu de savoir comment ils s’installèrent, comment ils découvrirent les quelques vieux bâtiments en ruine, explorèrent les galeries et les tas de rocaille, comment ils chassèrent les rats. Ce n’était pas très difficile. Le plus délicat fut de persuader les gnomes les plus âgés de s’aventurer au-dehors ; ils se sentaient mieux avec un plancher au-dessus de la tête. Sur ce chapitre, Mémé Morkie s’avéra précieuse. Elle montra aux anciens comment elle allait et venait en plein Dehors, et comment elle bravait le terrifiant Air Frais.
De plus, les provisions emportées du Grand Magasin ne durèrent pas éternellement. La faim se fit sentir, mais les champs alentour étaient peuplés de lapins. On y trouva des Légumes, également. Pas des beaux et des propres, évidemment, tels qu’Arnold Frères (fond. 1905) les avait voulus, mais des légumes simplement plantés dans le sol et couverts de terre. Il y eut des protestations. Les taupinières qui apparurent dans un champ voisin n’étaient que les traces d’exploitation de la première mine expérimentale de pommes de terre…
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