— Ça me rappelle quelque chose. Des véhicules qui tournaient en rond, dit-elle.
— J’ai vu une image de chevaux qui tournaient en rond, un jour, si ça peut aider, intervint Gurder. C’était dans Une journée à la foire. On voyait une grande machine brillante, couverte d’or et de chevaux.
— Je suis sûre que ça n’a aucun rapport, grommela Grimma en tournant les pages à la hâte. On doit certainement parler de ça là-dedans…
— De l’or, tu dis ? fit Angalo. Dans ce cas, on devrait le repérer sans problème. Je crois, décida-t-il en décochant un regard venimeux à Grimma, que nous devrions passer un petit peu de troisième.
— À vos ordres, M. Angalo, répondit le signaleur.
— Je ne vois pas de chevaux dorés, hésita Masklinn. Tu sais, je ne suis pas sûr que…
— Et il devrait y avoir une musique joyeuse, ajouta Gurder, heureux d’apporter sa contribution.
— Je n’entends aucune musique joy… insista Masklinn.
On entendit la déflagration prolongée d’un klaxon de voiture. La route s’arrêtait pour céder la place à un monticule couvert de fourrés. Le camion l’escalada avec un rugissement, toutes ses roues quittèrent un instant le sol, puis il atterrit lourdement de l’autre côté du rond-point, en tanguant un peu, sur la route d’en face. Il finit par s’arrêter.
De nouveau, le silence régna dans l’habitacle. Puis quelqu’un poussa un cri plaintif.
Masklinn rampa jusqu’à l’extrémité de la plate-forme et se trouva nez à nez avec Gurder, paniqué et suspendu au rebord.
— Que s’est-il passé ? gémit-il.
Masklinn le hissa pour lui faire regagner un solide point d’appui et l’aida à s’épousseter.
— Je crois, dit-il, que si les panneaux signifient bien ce qu’ils disent, ce qu’ils disent n’est pas ce qu’ils signifient.
Grimma réussit à s’extraire de sous le Code. Angalo se dépêtra des filins qui l’enserraient pour affronter l’expression de fureur froide qu’elle arborait.
— Tu es un parfait imbécile, déclara-t-elle. Et un fou de vitesse ! Pourquoi n’écoutes-tu jamais ce qu’on te dit ?
— Tu n’as pas le droit de me parler sur ce ton ! dit Angalo en battant en retraite. Gurder, dis-lui qu’elle n’a pas le droit !
Gurder, encore tout tremblant, s’assit sur le rebord de la plate-forme.
— Je suis d’avis, pour le moment, de la laisser te traiter comme elle l’entend. Vas-y ma petite !
Angalo fulmina.
— Eh là ! C’est toi qui nous as raconté cette histoire de chevaux dorés ! Je n’en ai pas vu, des chevaux dorés ! Quelqu’un en a vu ? Il m’a désorienté, avec son histoire de chevaux dorés…
Gurder agita son doigt vers lui.
— Et ne t’avise pas de parler de moi à la troisième personne !
— Et toi, de me traiter de petite, sur ce ton ! hurla Grimma.
La voix de Dorcas monta des profondeurs.
— Loin de moi l’idée d’interrompre quoi que ce soit, mais si ça se reproduit encore une fois, les gens ici vont très mal prendre la plaisanterie. Compris ?
— Un léger problème de direction, lança Masklinn sur un ton faussement badin.
Puis il se retourna vers les autres.
— Bon, écoutez-moi, tous. Il faut arrêter de se disputer. Chaque fois que nous rencontrons un problème, ça dégénère en dispute. Ce n’est pas raisonnable.
Angalo renifla.
— Tout allait très bien jusqu’à ce qu’il…
— Silence !
Ils le regardèrent. Masklinn tremblait de rage.
— Je commence à en avoir assez, de vous tous ! J’ai honte pour vous ! Tout se passait très bien ! Je n’ai pas dépensé un temps fou à tout mettre au point pour qu’un… un… un… comité de direction vienne tout gâcher ! Alors, maintenant, tout le monde se relève et on repart ! Il y a une pleine cargaison de gnomes, à l’arrière ! Ils comptent sur vous ! C’est bien compris ?
Tout le monde se regarda. Ils se levèrent avec des expressions contrites. Angalo ramassa les filins de direction. Le signaleur démêla ses fanions.
— Ahem… toussota poliment Angalo. Je crois… oui, je crois qu’un petit peu de première serait assez approprié, si personne n’y voit d’inconvénient.
— Excellente idée. Vas-y, encouragea Gurder.
— Mais prudemment, conseilla Grimma.
— Merci. Si tu n’y vois pas d’objection, Masklinn ? ajouta Angalo.
— Hmm ? Non. Non. Très bien. Allons-y.
Une bonne chose : les bâtiments avaient disparu. Le camion parcourut la route déserte en ronronnant, son seul phare survivant créant un halo blanc dans la brume. Un ou deux véhicules les croisèrent, sur l’autre côté de la route.
Masklinn savait qu’on devrait bientôt chercher un endroit où faire halte. Un endroit bien abrité, à l’écart des humains – mais pas trop loin, parce que, il en était certain, les gnomes allaient encore avoir besoin de nombreux objets. Peut-être se dirigeaient-ils actuellement vers le nord. Mais en ce cas, c’était par pur coup de chance.
C’est à cet instant – il se sentait fatigué, en colère, et son esprit n’était pas entièrement concentré sur la route devant lui – qu’il aperçut Prix Sacrifiés.
Aucun doute n’était possible. L’humain se dressait au milieu de la route et agitait sa torche. Il y avait une voiture près de lui, avec une lumière clignotante bleue sur le dessus.
Les autres l’avaient vu, eux aussi.
— Prix Sacrifiés ! se lamenta Gurder. Il a réussi à nous précéder ici !
— Plus de vitesse, ordonna Angalo, résolu.
— Qu’est-ce que tu vas faire ?
— On va voir de quoi sa torche est capable, face à un camion ! marmonna Angalo.
— Mais tu ne peux pas faire ça ! Tu ne vas pas lancer un camion contre des gens !
— C’est Prix Sacrifiés ! rétorqua Angalo. Pas des gens !
— Il a raison, intervint Grimma. C’est toi qui as dit qu’on ne devait plus s’arrêter, maintenant.
Masklinn s’empara des filins de direction en tirant sèchement sur l’un d’eux. Le camion changea de cap juste à l’instant où Prix Sacrifiés lâchait sa torche. L’engin se jeta contre la haie, à une allure respectable. On entendit un bang lorsque l’arrière du camion percuta la voiture, puis Angalo récupéra le contrôle des filins et ramena le véhicule dans une trajectoire qui s’apparentait plus ou moins à la ligne droite.
— C’était inutile, reprocha-t-il à Masklinn. Rien n’interdit d’écraser Prix Sacrifiés, pas vrai, Gurder ?
— Eh bien. Euh… répondit Gurder. (Il jeta vers Masklinn un regard embarrassé.) Je ne suis pas certain qu’il s’agissait bien de Prix Sacrifiés, pour être franc. Il portait une tenue plus sombre, déjà. Et puis, cette voiture avec sa lumière…
— D’accord, mais il portait son chapeau à visière et sa terrible lumière !
Le camion se heurta à un talus, auquel il arracha un très coquet paquet de terre, et rejoignit la route en zigzaguant.
— De toute façon, conclut Angalo avec satisfaction, tout cela appartient au passé, désormais. Nous avons laissé Arnold Frères (fond. 1905) derrière nous, dans le Grand Magasin. Nous n’avons plus besoin de tout ça. Pas Dehors.
Malgré le bruit qui régnait dans l’habitacle, ces mots créèrent une sorte de silence.
— Ben, c’est vrai, non ? poursuivit Angalo, sur la défensive. Et Dorcas est de mon avis. Ainsi que beaucoup des nouvelles générations de gnomes.
— Nous verrons, fit Gurder. Cependant, je soupçonne que si Arnold Frères (fond. 1905) était quelque part, il est partout.
— Que veux-tu dire par là ?
— Je n’en suis pas sûr moi-même. Il faut que je médite sur ce sujet.
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