Masklinn et Angalo se regardèrent, puis se tournèrent vers le signaleur.
— Vitesse maximum ! hurlèrent-ils en chœur.
Un instant plus tard, le camion frémit tandis que les équipes engageaient la délicate manœuvre d’un changement de vitesse. Puis il avança.
— Vite ! J’ai dit vite ! s’égosilla Masklinn.
— Qu’est-ce qui se passe ? leur cria Dorcas. Et la porte ?
— On va l’ouvrir ! On va l’ouvrir ! hurla Masklinn.
— Comment ?
— Ben, elle ne paraissait pas très épaisse, non ?
Le monde des gnomes est, d’un point de vue humain, un monde de vitesse. Ils vivent à un rythme si accéléré que tout ce qui se passe autour d’eux paraît très lent. Ainsi le camion parut-il flotter dans le garage, gravir la pente en direction de la sortie et heurter la porte de façon paisible. Un boum prolongé, un hurlement de métal qu’on arrache, un raclement persistant contre le toit du camion, et soudain, la porte disparut, remplacée par du noir piqué de lumières.
— À gauche ! Tournez à gauche ! hurla Angalo.
Le camion dérapa au ralenti, rebondit mollement contre un mur et continua un instant sa course le long de la rue.
— Continuez ! Continuez ! Maintenant, redressez !
Une lueur vive éclaboussa brièvement le mur, à l’extérieur de la cabine.
Et puis, derrière eux, un bruit qui faisait : broumpf.
I. Ainsi parla Arnold Frères (fond. 1905) : Tout est désormais consommé.
II. Tous les Rideaux, les Moquettes, les Literies, la Lingerie, les Jouets, la Mercerie, la Maroquinerie, la Quincaillerie, l’Électro-ménager.
III. Tous les Murs, les Planchers, les Plafonds, les Ascenseurs, les Escaliers qui bougent.
IV. Tout doit disparaître.
La Gnomenclature,
Sorties de Secours, Chapitre 3, Versets I-IV
Plus tard, quand on entreprit la rédaction des chapitres suivants de la Gnomenclature, on raconta qu’un coup de tonnerre avait annoncé la fin du Grand Magasin. Ce n’était pas vrai, mais on l’écrivit quand même : le terme un coup de tonnerre sonnait beaucoup mieux. En réalité, la boule de feu jaune et orange, qui avait jailli du garage en emportant avec elle les derniers vestiges de la porte, avait simplement fait un bruit de molosse géant qui s’éclaircit doucement la gorge.
Broumpf.
Sur le moment, les gnomes étaient assez mal placés pour s’en rendre compte. Ils se préoccupaient davantage du bruit produit par les divers objets qui les manquaient de peu.
Masklinn s’attendait à voir d’autres véhicules sur la route. Le Code de la Route, intarissable sur ce sujet, accordait beaucoup d’importance au fait de ne pas les heurter. Ce qui inquiétait Masklinn, c’était cette manie qu’ils avaient de se ruer délibérément sur le camion, en poussant de longs meuglements de veaux malades.
— Un peu à gauche ! hurlait Angalo. Et puis à droite juste un chouïa, ensuite, tout droit !
— Un chouïa ? répéta lentement le signaleur. Je ne crois pas qu’il y ait de code pour un chouïa. Et si…
— Ralentissez ! À gauche, maintenant ! Il faut que nous revenions sur le bon côté de la route !
Grimma se haussa sur la pointe des pieds pour regarder par-dessus le Code de la Route.
— On est à droite, fit-elle.
— Oui, mais justement, le bon côté, c’est le gauche !
Masklinn tapa du doigt la page ouverte devant eux.
— On dit ici qu’il faut avoir de la cons… consi…
— Considération, murmura Grimma.
— … de la considération pour les autres usagers de la route, dit-il.
Une brusque secousse le jeta vers l’avant.
— C’était quoi, ça ?
— On vient de monter sur le trottoir ! À droite ! À droite !
Masklinn eut juste le temps d’entrevoir une vitrine brillamment éclairée avant que le camion ne la frappe de flanc et ne rebondisse sur la chaussée dans une pluie d’éclats de verre.
— À gauche, maintenant, encore à gauche, maintenant à droite, à droite ! Tout droit ! À gauche, j’ai dit à gauche !
Angalo étudia le dessin énigmatique des lumières et des formes en face d’eux.
— Il y a une autre route, là, dit-il. À gauche ! Donnez-moi de la gauche ! Plein de gauche ! Encore, encore ! Encore plus que ça !
— Il y a un panneau, lui indiqua Masklinn.
— À gauche ! glapit Angalo. À droite, maintenant. À droite ! À droite !
— Vous avez dit à gauche, lui reprocha le signaleur.
— Et maintenant je veux à droite ! Plein de droite ! Baissez-vous !
— Mais on n’a pas de signal pour…
Cette fois-ci, broumpf n’aurait pas suffi. C’était bang , sans discussion possible. Le camion percuta un mur, le longea en lui arrachant une gerbe d’étincelles, se jeta dans un empilement de poubelles et s’arrêta.
Le silence retomba, seulement troublé par les sifflements et les ping, ping du moteur.
Puis la voix de Dorcas monta des ténèbres, sur un ton mesuré mais chargé de menace.
— Ça vous dérangerait de nous expliquer ce que vous fichez, là-haut ?
— Il faut trouver un moyen plus efficace de nous diriger, répondit Angalo. Et les lumières. Il devrait y avoir un bouton pour les lumières, quelque part.
Masklinn se remit sur pied. Le camion semblait coincé dans une ruelle sombre et étroite. On ne voyait aucun éclairage.
Il aida Gurder à se relever et l’épousseta. Le Papeteri semblait abasourdi.
— On est arrivés ? demanda-t-il.
— Pas tout à fait, répondit Masklinn. Nous nous sommes arrêtés pour euh… pour mettre au point de menus détails. Pendant qu’ils règlent ça, je crois qu’on ferait bien de passer derrière et de vérifier que tout le monde va bien. Les gens doivent être inquiets. Viens avec nous, Grimma.
Ils descendirent et abandonnèrent Angalo et Dorcas à leur débat de fond sur la direction, les lumières, la clarté des directives et le besoin d’obtenir ces trois éléments.
L’arrière du camion était rempli par un brouhaha de voix, auquel se mêlaient les pleurs des bébés. Un assez grand nombre de gnomes avaient été contusionnés par les embardées, et Mémé Morkie posait des attelles sur la jambe cassée d’un gnome surpris par la chute d’une caisse, lors de la collison avec le mur.
— Un peu plus brutal que la dernière fois, commenta-t-elle d’un ton acide, en nouant le bandage. Pourquoi s’est-on arrêtés ?
— Juste le temps de régler quelques problèmes, répondit Masklinn en tentant de projeter plus d’optimisme qu’il n’en ressentait vraiment. Nous devrions bientôt nous remettre en route. Maintenant que tout le monde sait à quoi s’attendre.
Il regarda les noires profondeurs du camion et la curiosité l’envahit.
— Pendant qu’on attend, je vais aller jeter un coup d’œil au-dehors, annonça-t-il.
— Quelle idée ! Pourquoi ? s’enquit Grimma.
— Eh bien, pour… tu sais bien, pour jeter un coup d’œil, répondit Masklinn, embarrassé. (Il donna un coup de coude à Gurder.) Tu veux m’accompagner ?
— Quoi ? Dehors ? Moi ?
Cette proposition paraissait épouvanter le Papeteri.
— Il faudra bien que tu y ailles, tôt ou tard. Pourquoi pas maintenant ?
Gurder hésita un instant, avant de hausser les épaules.
— On pourra voir le Grand Magasin (il passa sa langue sur ses lèvres sèches) de Y extérieur ? s’enquit-il.
— Possible. Nous ne sommes pas allés très loin, admit Masklinn avec toute la diplomatie possible.
Une équipe de gnomes les aida à franchir le bord du camion et ils se laissèrent glisser jusqu’à ce que Gurder aurait certainement appelé le plancher. Il était humide et une légère brume flottait dans l’air. Masklinn respira à pleins poumons. On était bien dehors, pas de doute. L’air, le vrai, avec un petit fond frais. On sentait une atmosphère neuve, pas une que des milliers de gnomes avaient utilisée avant lui.
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