— Je vous accompagne, annonça Grimma. Quel danger y a-t-il, de toute façon ? Il y a juste ce Prix Sacrifiés, et…
— Et Arnold Frères (fond. 1905) en personne, ajouta Gurder, nerveux.
— Eh bien ! tant pis, je viens quand même. Personne n’a besoin de moi et je n’ai rien à faire. Que peut-il arriver ? C’est pas comme si on devait redouter une catastrophe, ajouta Grimma sur un ton goguenard. Que je me mette à lire, par exemple, et que ma cervelle éclate.
— Attendez, je ne crois pas avoir dit… répliqua Gurder d’une voix mal assurée.
— Je suis sûre que les Papeteri ne font pas leur propre lessive, et qu’ils ne reprisent pas leurs chaussettes. Je suis sûre…
— Bon, ça va, ça va, concéda Gurder. Mais il ne faudra pas traîner derrière, ni être dans les jambes. C’est nous qui prendrons les décisions, c’est bien entendu ?
Il lança à Masklinn un regard implorant.
— Dis-lui, toi, qu’elle ne doit pas traîner dans nos jambes.
— Moi ? s’étonna Masklinn. Je ne lui ai jamais rien demandé.
Le voyage fut moins impressionnant qu’il l’avait imaginé.
Le vieil Abbé avait parlé de vieux escaliers qui bougeaient, d’incendies dans des seaux, de longs couloirs déserts sans la moindre cachette.
Mais depuis, bien entendu, Dorcas avait installé les ascenseurs. Ils ne montaient que jusqu’aux rayons Mode Enfants et Jouets, mais les Modeux étaient un peuple hospitalier qui s’était parfaitement adapté à la vie en altitude et accueillait toujours avec gratitude les rares voyageurs qui apportaient des nouvelles du monde des premiers étages.
— Ils ne descendent même pas dans le rayon Alimentation, expliqua Gurder. Ils obtiennent tout ce dont ils ont besoin dans la Cantine du Personnel. Ils se nourrissent essentiellement de thé et de biscuits. Et de yaourt.
— Comme c’est étrange ! fit Grimma.
— Ils sont très pacifiques, ajouta Gurder. Très contemplatifs, très calmes. Un peu mystiques, ceci dit. À mon avis, c’est lié à l’abus de thé et de yaourt.
— Je ne comprends pas cette histoire d’incendie en seaux, pour ma part, intervint Masklinn.
— Euh… nous pensons que notre vieil Abbé a pu, euh… Nous supposons que sa mémoire… Après tout, il est très âgé…
— Inutile d’expliquer, fit Grimma. Le vieux Torritt est un peu comme ça, lui aussi.
— C’est juste que son esprit n’est plus aussi vif qu’autrefois, résuma Gurder.
Masklinn ne dit rien. Il se dit que si l’esprit de l’Abbé était un peu émoussé actuellement, il avait dû être assez affûté pour trancher un courant d’air, dans le temps.
Les Modeux leur offrirent un guide pour les conduire à travers les régions limitrophes du soubassement. Les gnomes étaient rares, à cette altitude. La plupart préféraient vivre dans les étages plus peuplés, au-dessous.
On se serait cru dehors. De légères brises balayaient la poussière en rafales grises ; la seule lumière était celle qui filtrait par les interstices, çà et là. Dans les endroits les plus sombres, le guide dut craquer une allumette. C’était un gnome tout petit, qui souriait beaucoup et resta muet malgré les tentatives de Grimma pour engager la conversation.
— Où allons-nous ? s’enquit Masklinn, en regardant les empreintes qu’ils laissaient dans l’épais manteau de poussière.
— Vers les escaliers qui bougent, répondit Gurder.
— Qui bougent ? Comment ça ? Il y a des endroits du Grand Magasin qui se déplacent ?
Gurder eut un petit rire supérieur.
— Bien entendu, tout cela est nouveau pour toi. Il ne faut pas t’inquiéter si tu ne comprends pas tout.
— Ils bougent ou pas ? insista Grimma.
— Vous allez voir. C’est le seul que nous utilisions, voyez-vous. C’est un peu dangereux. Il faut rester en surface, vous comprenez. Ce n’est pas comme un ascenseur.
Le minuscule Modeux tendit le doigt vers les lointains, s’inclina et se hâta de disparaître.
Gurder les conduisit à travers une étroite fente de l’antique parquet, dans le désert brillamment éclairé d’un couloir, et là…
… L’escalier qui bouge.
Masklinn le contempla, hypnotisé. Des marches montaient du sol, en couinant d’inquiétante façon, et s’élevaient de plus en plus haut, en ronronnant.
— Mince, souffla-t-il.
C’était un piètre commentaire, mais rien d’autre ne lui venait à l’esprit.
— Les Modeux refusent de s’en approcher, leur dit Gurder. Ils le croient hanté par des esprits malins.
— Je les comprends, fit Grimma en frissonnant.
— Oh, ce ne sont que des superstitions. (Le teint de Gurder était blafard, et sa voix tremblait, en disant cela.) Aucune raison d’avoir peur.
Masklinn le regarda.
— Tu es déjà venu ici ?
— Oh, que oui. Des millions de fois. Souvent.
Saisissant un repli de sa chasuble, Gurder le tortilla entre ses doigts.
— Bon, alors, que fait-on ?
Gurder essayait de parler lentement, mais son débit commença à s’accélérer, malgré lui.
— Vous savez, les Modeux prétendent qu’Arnold Frères (fond. 1905) attend au sommet, voyez-vous, et que lorsqu’un gnome meurt…
Grimma observa pensivement la montée des marches et frissonna à nouveau. Puis elle s’élança.
— Qu’est-ce que tu fais ? s’écria Masklinn.
— Je vérifie si c’est vrai ! répondit-elle. Sinon, on va y passer la journée !
Masklinn courut à sa poursuite. Gurder déglutit, regarda derrière lui, et s’empressa de les suivre à son tour.
Masklinn vit Grimma galoper vers la masse d’une marche qui montait. Soudain le sol se souleva sous ses pieds et elle commença à monter, elle aussi, en titubant pour tenter de conserver son équilibre. Le plancher poussa contre les pieds de Masklinn et le gnome s’éleva comme Grimma l’avait fait, à une marche de distance.
— Saute ! cria-t-il. On ne peut pas faire confiance à un terrain qui se déplace tout seul !
Le visage pâle de Grimma apparut au sommet de la contremarche.
— À quoi ça va servir ? s’enquit-elle.
— Eh bien, on pourra aller en discuter !
— Aller où ? demanda-t-elle en éclatant de rire. Tu as regardé en bas, récemment ?
Masklinn regarda en bas.
Il était déjà à plusieurs degrés de hauteur. La lointaine silhouette de Gurder, dont le visage n’était plus qu’une vague tache, prenait son courage à deux mains pour sauter à son tour sur une marche…
Arnold Frères (fond. 1905) ne les attendait pas au sommet.
Il n’y avait qu’un long couloir marron, bordé de portes. Sur certaines, figuraient des mots peints.
Grimma les attendait, par contre. Masklinn agita un doigt dans sa direction en descendant de sa marche d’un saut maladroit, marche qui s’escamota mystérieusement sous le plancher.
— Ne recommence jamais, jamais, ça ! s’écria-t-il.
— Si je ne l’avais pas fait, vous seriez encore en bas. Tu voyais bien que Gurder était paralysé par la peur ! rétorqua-t-elle.
— Mais il aurait pu y avoir toutes sortes de dangers, ici !
— Ah oui ? Quoi, par exemple ?
— Eh bien, tu aurais pu… (Masklinn hésita.) La question n’est pas là. Ce que je voulais dire…
C’est à ce moment que la marche de Gurder vint le faire rouler quasiment à leurs pieds. Ils l’aidèrent à se relever.
— Eh bien, voilà, conclut Grimma, guillerette. Nous sommes tous réunis, et tout va bien, tu vois ?
Gurder regarda autour de lui. Puis il toussota et rajusta sa tenue.
— J’ai un peu perdu l’équilibre, dit-il. Ces-escaliers qui bougent sont un peu délicats à l’emploi. Mais on finit par prendre la technique.
Nouveau toussotement, long regard vers le bout du couloir.
Читать дальше