Ici, il lui sembla qu’en se retournant brusquement, il risquait de bousculer quelqu’un. Il se demanda l’impression qu’on aurait à vivre ici sans jamais visiter d’autres lieux. Ne jamais connaître le froid, l’humidité, la peur.
On devait commencer à croire que rien d’autre n’était possible…
Il fut vaguement conscient d’avoir gravi une pente pour déboucher par une nouvelle brèche dans le vaste désert du Grand Magasin proprement dit. C’était la nuit – l’Heure de la Fermeture – mais il y avait des lumières brillantes au ciel. Sauf qu’il devrait apprendre à dire le plafond.
— Nous voici dans le rayon Mercerie, déclara Gurder. Et maintenant, vous voyez la pancarte accrochée là-bas ?
Masklinn scruta les brumes du lointain et hocha la tête. Il la voyait. Elle portait d’énormes formes rouges sur fond blanc.
— On devrait y lire : Fêtons Noël , expliqua le Papeteri. C’est la saison qui suit d’ordinaire la Rentrée des Soldes et précède le Printemps des Prix. Mais en fait, elle dit… (Gurder plissa les yeux et ses lèvres remuèrent en silence pendant quelques instants)… Dernières réductions. Nous nous demandions ce que cela signifiait.
— Une simple suggestion, glissa Grimma, caustique. Ce n’est qu’une toute petite suggestion, bien entendu. Je suppose qu’une trop grosse idée me ferait exploser la tête. Mais est-ce que ça ne voudrait pas dire qu’on va finir par tout réduire ?
— Oh, l’explication ne peut pas être aussi simple, déclara Gurder. Une fois, ils en ont eu une qui disait Vente Monstre, et on n’a jamais observé le moindre monstre.
— Et le reste, ça dit quoi ? s’enquit Masklinn.
Penser que tout allait finir réduit était une vision trop horrible pour qu’on s’y attache.
— Eh bien ! celle-là, là-bas, dit Tout doit disparaître, expliqua Gurder. Mais on la voit tous les ans. C’est ainsi qu’Arnold Frères (fond. 1905) nous exhorte à mener des vies vertueuses, parce que nous mourrons tous un jour. Et ces deux, par là, sont toujours là, elles aussi. (Il adopta une expression solennelle.) Personne n’y croit plus. Elles ont déclenché des guerres, il y a des années de ça. Ce n’étaient que des superstitions ridicules. Moi, en tout cas, je ne crois pas à l’existence de Prix Sacrifiés, le monstre qui rôde la nuit dans le Grand Magasin à la recherche des vilains gnomes. C’est une histoire pour effrayer les petits enfants quand ils ne sont pas sages.
Gurder se mordit la lèvre.
— Un autre détail me tracasse. Vous voyez ces choses, contre le mur ? On appelle ça des étagères. Parfois, les humains y prennent des objets, parfois ils les y posent. Mais ces derniers temps… eh bien, ils se contentent de les y prendre.
Certaines étagères étaient vides.
Masklinn ne connaissait pas grand-chose aux subtilités du comportement humain. Un humain est un humain, tout comme une vache est une vache. De toute évidence, ils arrivaient à se reconnaître entre eux, exactement comme les vaches, mais par des critères qui avaient jusqu’ici échappé à sa sagacité. Et si une logique guidait leur conduite, le gnome n’avait pas encore réussi à la discerner.
— Tout doit disparaître, répéta-t-il.
— Oui, mais pas disparaître au sens strict, pas pour de bon, insista Gurder. Ils ne le pensent sûrement pas, non ? Je suis certain qu’Arnold Frères (fond. 1905) ne le permettrait pas. Tu ne crois pas ?
— Je suis mal placé pour en juger. Je n’avais jamais entendu parler de lui avant d’arriver ici.
— Oh, c’est vrai, dit Gurder d’une petite voix. De Dehors, vous disiez. Ça avait l’air… très intéressant. Et agréable.
Grimma prit la main de Masklinn et la serra doucement.
— Ici aussi, c’est agréable.
Masklinn parut surpris.
— Mais si, insista-t-elle comme par défi. Les autres le pensent aussi, tu sais. Il fait chaud, ici, il y a des choses incroyables à manger, même s’ils ont des notions farfelues sur le cerveau des femmes. (Elle se retourna vers Gurder.) Pourquoi n’allez-vous pas interroger Arnold Frères (fond. 1905) sur ce qui se passe ?
— Oh, je ne crois pas que ce soit une bonne idée ! répondit Gurder, précipitamment.
— Pourquoi pas ? Ce serait pourtant logique, si c’est lui qui dirige tout, renchérit Masklinn. Est-ce que vous l’avez seulement vu, cet Arnold Frères (fond. 1905) ?
— Oui. L’Abbé, une fois. Dans sa jeunesse, il a fait l’ascension jusqu’au Service Clientèle. Mais il n’en parle jamais.
Masklinn réfléchit puissamment à tout ceci, sur le chemin du retour. Chez eux, il n’y avait jamais eu de religion ni de politique. Le monde était beaucoup trop vaste pour qu’on se préoccupe de ce genre de choses. Mais il entretenait des doutes sérieux sur Arnold Frères (fond. 1905). Après tout, si celui-ci avait édifié le Grand Magasin à l’intention des gnomes, pourquoi ne pas l’avoir conçu à leur taille ? Toutefois, Masklinn songea que le moment était peut-être mal choisi pour lancer ce genre de débat.
Il avait toujours été convaincu qu’en réfléchissant suffisamment, on pouvait venir à bout de tous les problèmes. Le vent, par exemple. Ce phénomène l’avait toujours intrigué, jusqu’à ce qu’il comprenne que le déplacement de l’air était provoqué par l’agitation des arbres.
Ils retrouvèrent le reste du groupe auprès des quartiers de l’Abbé. On leur avait apporté de quoi manger. Mémé Morkie expliquait à deux Papeteri médusés que les ananas n’arrivaient pas à la cheville de ceux qu’on capturait chez eux. Torritt leva les yeux de son quignon de pain.
— Tout le monde vous cherche, vous deux. Vous savez, l’Abbé ? Il vous réclame. Qu’est-ce qu’il est mou, ce pain ! Y a même pas besoin de cracher dessus, comme celui qu’on avait chez no…
— Inutile de babiller à tort et à travers ! coupa Mémé, soudain gonflée de loyauté vis-à-vis de leur vieux terrier.
— Ben quoi ? C’est la vérité, grommela Torritt. On n’a jamais eu de nourriture de ce genre. Je veux dire, toutes ces saucisses, cette viande en gros morceaux, et pas de la viande qu’il faut tuer d’abord ! Inutile de grenouiller dans des poubelles dégoûtantes…
Il vit les autres le foudroyer du regard et s’abîma dans un marmonnement honteux.
— Tais-toi donc, espèce de vieux gâteux ! lança Mémé.
— Ha ! Je suppose qu’on n’a jamais vu de renard, non plus ? insista Torritt. C’est comme M rs. Coom et mon vieux copain Mert, alors ? Ils ont jamais…
Le regard furibond qu’elle lui lançait finit par agir. Il blêmit.
— C’était pas toujours la belle vie, chuchota-t-il en secouant la tête. C’était pas la belle vie, c’est tout ce que je voulais dire.
— Qu’entend-il par là ? demanda Gurder avec un bon sourire.
— Rien du tout, trancha Mémé.
— Oh ! (Gurder se tourna vers Masklinn.) Je connais le terme renard. Je sais lire les livres humains, vous savez. Couramment. J’en ai lu un qui s’intitulait… (Un instant d’hésitation.)… Nos amis à fourrure, je crois bien. Chasseur réputé pour son adresse et sa beauté, le renard roux se nourrit de charognes, de fruits et de petits rongeurs. Il… Euh… Excusez-moi, ça ne va pas ?
Torritt s’étouffait sur son quignon de pain, tandis que les autres lui tapaient précipitamment dans le dos. Masklinn entraîna le jeune Papeteri par le bras et s’éloigna rapidement en sa compagnie.
— J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ? s’inquiéta Gurder.
— En quelque sorte. Et maintenant, il me semble que l’Abbé a demandé à nous voir, non ?
Читать дальше