— Très amusant, remarqua l’Abbé. Comment avez-vous fabriqué cela ?
— Je ne l’ai pas fabriqué, monseigneur. Ce sont ces gens qui l’ont amené ici…
— De qui parlez-vous ? demanda l’Abbé en regardant bien au travers de Masklinn.
— Que se passera-t-il si je vais lui tirer le nez ? chuchota Mémé d’une voix rauque.
— Ce sera extrêmement douloureux, répondit Dorcas.
— Excellent.
— Pour vous, je veux dire.
L’Abbé se remit debout avec un mouvement pénible.
— Je suis un gnome tolérant, dit-il. Vous faites des spéculations sur la nature du Dehors, et je ne m’en formalise pas ; je considère qu’il s’agit d’une bonne gymnastique intellectuelle. Nous ne serions pas des gnomes si nous ne laissions pas de temps en temps notre esprit vagabonder. Mais insister que c’est la réalité, voilà qui passe les bornes. De petits jouets machinés…
Il avança en chancelant et abattit brutalement une de ses béquilles sur le Truc, qui bourdonna.
— C’est intolérable ! poursuivit-il. Il n’y a rien au-Dehors, aucune vie ! La vie dans d’autres Grands Magasins ? Peuh ! L’audience est terminée ! Allez-vous-en.
— Je peux soutenir un impact de deux mille cinq cents tonnes, annonça le Truc avec une autosatisfaction certaine, sans que nul lui prête vraiment attention.
— Retirez-vous ! Retirez-vous ! hurla l’Abbé, et Masklinn le vit qui tremblait des pieds à la tête.
Toute l’étrangeté du Grand Magasin était là. Il y a quelques jours encore, ils n’avaient pas besoin de savoir grand-chose. L’essentiel de leur science se concentrait sur les grosses créatures affamées et le moyen de les éviter. Les sciences de la terre, comme Torritt les appelait. Maintenant, Masklinn commençait à comprendre qu’existait une forme de savoir tout à fait différente, et qu’elle regroupait les préceptes à connaître pour survivre entre gnomes. Des choses comme : soyez très prudent quand vous dites aux gens des choses qu’ils ne veulent pas entendre. Et : l’idée qu’elles peuvent se tromper éveille la fureur de certaines personnes.
Quelques Papeteri de moindre rang leur firent franchir en hâte la porte d’entrée. Ce fut accompli avec une dextérité indéniable, sans que personne touche les compagnons de Masklinn, ni même les regarde dans les yeux. Plusieurs s’écartèrent précipitamment de Torritt quand il se baissa pour ramasser le Truc et le serrer contre lui pour le protéger.
Finalement, la patience de Mémé Morkie, qui n’avait jamais été très développée, s’amenuisa pour disparaître tout à fait. Elle empoigna par son habit noir le moine le plus proche et l’amena à quelques centimètres de son nez. Il loucha désespérément dans ses efforts pour ne pas la voir. Elle lui planta un solide coup de doigt dans la poitrine.
— Tu sens mon doigt ? demanda-t-elle. Tu le sens ? Alors, comme ça, je n’existe pas, hein ?
— Pauvre indigénieux ! glapit Torritt.
Le moine résolut son problème immédiat en émettant un petit couinement avant de tomber en pâmoison.
— Sortons d’ici, s’empressa de conseiller Dorcas. Je soupçonne qu’il n’y a qu’un petit pas à faire entre ne pas voir les gens et s’arranger pour qu’ils n’existent effectivement pas.
— Mais je ne comprends pas, fit Grimma. Comment les gens peuvent-ils ne pas nous voir ?
— Parce qu’ils savent que nous venons du Dehors, répondit Masklinn.
— Mais les autres gnomes peuvent nous voir, eux !
La voix de Grimma devenait plus aiguë, et Masklinn ne pouvait pas la blâmer. Lui aussi commençait à ne plus être très sûr de lui.
— Je crois que c’est parce qu’ils ne sont pas au courant, ou qu’ils ne croient pas vraiment que nous venons du Dehors !
— C’est pas moi qui viens du Dehors ! s’indigna Torritt. C’est eux qui sont du Dedans !
— Mais alors, ça veut dire que l’Abbé pense effectivement que nous venons du Dehors ! poursuivit Grimma. Ça signifie qu’il croit que nous sommes là et qu’il ne peut pas nous voir ! Ça n’a pas de sens !
— Que voulez-vous, c’est la nature gnomique, dit Dorcas.
— Je ne vois pas l’importance que ça peut avoir, commenta Mémé d’un ton rogue. Dans trois semaines, ils seront tous du Dehors. Ça leur apprendra. Il faudra qu’ils passent leur temps à ne pas se voir. On verra si ça les amuse, hein ? (Elle leva le nez en l’air et poursuivit, avec des accents précieux :) Ho, ’scûûsez-moi, m’sieur l’Abbé, jeu vous as traaîbu-ché d’sus, mais c’est que jeu ne vûûs as pas vûû, voyez-vûûs…
— Je suis sûr qu’ils comprendraient s’ils prenaient la peine de nous écouter, insista Masklinn.
— Ça m’étonnerait, fit Dorcas en donnant un coup de pied dans un tas de poussière. Je suis idiot de les en avoir crus capables, en fait. Les Papeteri ne prêtent jamais attention aux idées neuves.
— Excusez-moi, intervint une petite voix dans leur dos.
Ils se retournèrent pour découvrir qu’un Papeteri se tenait derrière eux. Il était jeune, fort grassouillet, et arborait des cheveux frisés et une mine inquiète. En fait, il tortillait nerveusement le coin de sa chasuble.
— C’est à moi que vous parlez ? demanda Dorcas.
— Euh… J’étais… euh… je voulais parler à… euh… ceux du Dehors, énonça soigneusement le petit homme.
Il exécuta une courbette à l’intention de Torritt et de Mémé Morkie.
— Dans ce cas, vous avez meilleure vue que les autres, constata Masklinn.
— Euh… oui, dit le Papeteri.
Il jeta un coup d’œil sur le couloir derrière lui.
— Euh… j’aimerais vous parler. Dans un endroit plus discret.
Ils se retranchèrent derrière une solive du plancher.
— Eh bien ? demanda Masklinn.
— Cette, euh… chose qui parle. Vous croyez ce qu’elle dit ?
— Je ne pense pas qu’elle soit capable de mentir, expliqua Masklinn.
— Qu’est-ce que c’est exactement ? Une espèce de radio ? insista le nouveau venu.
Masklinn quêta un secours auprès de Dorcas.
— C’est un appareil qui produit du bruit, répondit ce dernier d’une voix négligente.
— Vraiment ? fit Masklinn avant de hausser les épaules. Je ne sais pas. Nous possédons cet objet depuis longtemps. Il prétend qu’il est arrivé de très loin en compagnie des gnomes, il y a très longtemps. Nous nous en sommes occupés depuis des générations, pas vrai Torritt ?
Le vieillard opina frénétiquement.
— Mon papa en avait la garde avant moi, et son père avant lui, et son père avant lui, et son frère en même temps, et leur oncle avant eux… entonna-t-il.
Le Papeteri se gratta le crâne.
— C’est très inquiétant, dit-il. Les humains se comportent de façon inusitée. On ne renouvelle plus les marchandises dans le Grand Magasin. On voit apparaître des annonces qu’on n’avait encore jamais vues. Même l’Abbé est inquiet, il n’arrive pas à déterminer ce qu’Arnold Frères (fond. 1905) attend de nous. Alors, euh…
Il tire-bouchonna sa chasuble, se hâta de la remettre en ordre, et poursuivit :
— Je suis l’assistant de l’Abbé, voyez-vous. Je m’appelle Gurder. Je suis chargé des tâches qu’il ne peut accomplir personnellement. Alors, euh…
— Eh bien, quoi ? le pressa Masklinn.
— Est-ce que vous pourriez m’accompagner ? S’il vous ; plaît ?
— Il y aura à manger ? demanda Mémé Morkie, qui savait toujours aller droit au cœur de tout problème.
— Nous allons en faire livrer, assura Gurder avec empressement.
Il s’enfonça à reculons dans le dédale de solives et de fils.
— S’il vous plaît, suivez-moi. Je vous en prie.
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