— Je n’y manquerai pas, assura Masklinn, faute de savoir quoi dire d’autre.
— Vous ne croyez pas en Arnold Frères (fond. 1905), n’est-ce pas ? lui demanda l’Abbé.
Mais c’était plus une affirmation qu’une question.
— Eh bien, euh…
— Je l’ai vu, vous savez. Quand j’étais tout jeune. J’ai fait l’ascension jusqu’au Service Clientèle, tout seul, je me suis caché et je l’ai aperçu à son bureau, en train d’écrire.
— Oh ?
— Il portait la barbe.
— Oh !
Nouveau pianotement des doigts sur la canne. L’Abbé semblait prendre une décision. Enfin, il dit :
— Hmmm. Où viviez-vous ?
Masklinn le lui dit. Bizarrement, tout cela paraissait beaucoup plus agréable, maintenant qu’il y songeait avec un peu de recul. Plus d’étés que d’hivers, plus de noisettes que de rat. Pas de bananes, d’électrique ni de moquette, mais de l’air frais à profusion. Et en y repensant, la bruine et le gel semblaient moins fréquents. Le Papeteri l’écouta poliment.
— Les choses allaient bien mieux quand nous étions nombreux, conclut Masklinn. (Il regarda ses pieds.) Vous pourriez venir vivre avec nous. Quand le Grand Magasin sera démolitionné.
L’Abbé éclata de rire.
— Je ne suis pas sûr d’y trouver ma place, ni de vouloir croire en votre Dehors. Il me paraît bien froid et bien dangereux. De toute façon, je vais m’embarquer pour un voyage autrement plus mystérieux. Et maintenant, veuillez m’excuser. Je dois me reposer.
Il frappa le sol de sa canne. Gurder apparut comme par enchantement.
— Emmène Masklinn et instruis-le un peu, ordonna l’Abbé. Ensuite, revenez ici, tous les deux. Mais laissez la boîte noire avec moi, je vous prie. J’aimerais en apprendre plus long sur son compte. Posez-la par terre.
Masklinn obéit. L’Abbé tapota l’objet du bout de sa canne.
— Boîte noire, qui es-tu et quelle est ta tâche ?
— Je suis l’ordinateur de référence et de navigation du vaisseau stellaire Cygne. J’ai de nombreuses tâches. Actuellement, la principale est de guider et de conseiller les gnomes naufragés ici après l’écrasement de leur vaisseau de reconnaissance, il y a quinze cents ans.
— Elle n’arrête pas de parler comme ça, dit Masklinn pour l’excuser.
— Et de quels gnomes parles-tu ? demanda l’Abbé.
— Tous les gnomes.
— Est-ce là ta seule tâche ?
— On m’a aussi demandé de veiller à la sécurité des gnomes et de les ramener chez eux.
— C’est un objectif tout à fait louable, jugea l’Abbé.
Il leva les yeux vers les deux autres gnomes.
— Eh bien, allez, allez ! leur ordonna-t-il. Montre-lui un peu le monde, Gurder. Et ensuite, j’aurai une mission à vous confier à tous les deux.
Instruis-le un peu, avait dit l’Abbé.
Par conséquent, on devait commencer par la Gnomenclature, qui était constituée de feuilles de papier cousues ensemble et couvertes de marques.
— Les humains s’en servent pour leurs cigarettes, expliqua Gurder, avant de lire les douze premiers versets.
Le groupe écouta en silence, puis Mémé Morkie intervint :
— Alors cet Arnold Frères…
— … (fond. 1905), corrigea Gurder avec un soupçon d’acidité.
— Oui, bon… Il a construit le Grand Magasin juste pour les gnomes ?
— Euh. Ouuu… i.
— Alors, qu’est-ce qu’il y avait ici, avant ?
— Le Site. (Gurder semblait mal à l’aise.) Voyez-vous, l’Abbé dit qu’il n’existe rien en Dehors du Grand Magasin. Hem.
— Mais nous venons…
— Il dit que les histoires du Dehors sont de simples chimères.
— Alors, quand je lui ai tout raconté de l’endroit où on vivait, il se moquait de moi, c’est ça ? demanda Masklinn.
— On a souvent du mal à savoir en quoi l’Abbé croit vraiment, avoua Gurder. Je pense qu’il croit d’abord aux Abbés.
— Mais vous, vous nous croyez, non ? demanda Grimma.
Gurder hocha la tête. Avec quelque réticence.
— Je me suis souvent demandé où vont les camions et d’où viennent les humains, dit-il. Mais l’Abbé se fâche terriblement quand on aborde ce sujet. Par ailleurs, une nouvelle saison est apparue. Ça doit avoir une signification. Certains d’entre nous observent les humains : chaque apparition d’une nouvelle saison laisse présager des événements inhabituels.
— Comment pouvez-vous avoir des saisons, alors que la météo ne varie jamais ? demanda Masklinn.
— La météo n’a rien à voir avec les saisons. Écoutez, pendant que quelqu’un va conduire les anciens à l’Alimentation, je vais vous montrer quelque chose, à tous les deux. Tout cela est très singulier. Mais… (et soudain, le visage de Gurder exprima toute la misère du monde)… vous ne croyez quand même pas qu’Arnold Frères (fond. 1905) voudrait vraiment détruire le Grand Magasin ?
III. Or Arnold Frères (fond. 1905) dit : que les Annonces soient, afin que nul en cette enceinte n’ignore la Conduite adéquate à tenir dans le Grand Magasin.
IV. Sur l’Escalier qui Bouge, qu’un Panneau proclame : Animaux domestiques et Landaus doivent être tenus dans les bras.
V. Et grand fut le Courroux d’Arnold Frères (fond. 1905), car beaucoup ne tenaient dans leurs bras ni Animaux Domestiques ni Landaus.
VI. Sur les Ascenseurs, qu’un Panneau proclame : Capacité : dix Personnes.
VII. Et grand fut le Courroux d’Arnold Frères (fond. 1905), car maintes fois les Ascenseurs ne transportaient qu’une ou deux Personnes.
VIII. Et Arnold Frères (fond. 1905) déclara : en Vérité, je vous le dis, les Humains sont des sots, qui n’entendent point le Langage le plus clair.
La Gnomenclature,
Règlements, Versets III-VIII
La marche à travers le soubassement bondé s’avéra très longue.
Ils découvrirent que les Papeteri pouvaient aller où bon leur semblait. Les autres rayons ne les redoutaient pas, puisque les Papeteri ne constituaient pas un véritable rayon. Pour commencer, on n’y comptait ni femmes, ni enfants.
— Alors, on est obligé de s’engager ? s’étonna Masklinn.
— Nous sommes sélectionnés, corrigea Gurder. Plusieurs garçons intelligents dans chaque rayon, tous les ans. Mais quand on devient un Papeteri, on doit oublier son rayon d’origine et servir le Grand Magasin tout entier.
— Alors, pourquoi les femmes ne peuvent-elles pas devenir des Papeteri, elles aussi ? intervint Grimma.
— Tout le monde sait bien que les femmes ne peuvent pas lire, répondit Gurder. Ce n’est pas de leur faute, bien entendu. Il semble que ça leur échauffe trop le cerveau. L’effort, vous comprenez. C’est comme ça, voilà tout.
— Tiens donc, dit Grimma.
Masklinn lui jeta un regard de côté. Il l’avait déjà entendue utiliser ce ton plein de douceur et d’innocence. Il était annonciateur de grabuge imminent.
Grabuge ou pas, l’effet que produisait Gurder sur les gens était étonnant. Ils s’écartaient et s’inclinaient légèrement sur son passage, et une ou deux personnes élevèrent de jeunes enfants à bout de bras pour le leur montrer. Même les gardes aux postes frontières touchaient leur heaume du doigt, avec respect.
Tout autour d’eux se déployait le chahut de la vie dans le Grand Magasin. Des milliers de gnomes, se dit Masklinn. Je ne savais même pas qu’on pouvait compter aussi loin. Tout un monde de gens.
Il se souvint d’avoir chassé seul, en courant au creux des profonds sillons du grand champ, derrière la voie rapide. Autour de lui, il n’y avait rien que de la terre et du silex, à perte de vue. Tout le ciel constituait un bol renversé dont il occupait le centre.
Читать дальше