II. Car le Grand Magasin n’est qu’un Lieu, un Dedans dans le Dehors.
III. Malheur à vous, car Arnold Frères (fond. 1905) a lancé les dernières Soldes. Tout doit disparaître.
IV. Mais on se moqua de lui et on lui dit : tu n’es qu’un Étranger venu du Dehors, tu n’existes même pas.
La Gnomenclature,
Livraisons, Versets I-IV
Au-dessus de leur tête, les humains conduisaient à pas lourds leurs vies lentes et incompréhensibles. Isolée par la moquette et le plancher qui étouffaient le vacarme pour le réduire à un lointain brouhaha, la bande de gnomes se hâtait le long de passages poussiéreux.
— C’est pas ce qu’il a voulu dire, allons ! insistait Mémé Morkie. Vous avez vu cet endroit ? Il est trop grand. On peut pas démolitionner un endroit aussi grand. Un peu de bon sens !
— Alors ? Je vous l’avais pas dit ? ahanait Torritt que l’imminence de catastrophes et d’épouvantes diverses mettait toujours d’une bonne humeur spectaculaire. De tout temps, on a raconté que le Truc savait des choses. Et va pas me dire de me taire, toi.
— Pourquoi est-ce qu’on court ? demanda Masklinn. C’est long, vingt et un jours.
— Pas en politique, répliqua Dorcas, l’air grave.
— Je croyais que ça s’appelait le Grand Magasin ?
Dorcas s’arrêta si brutalement que Mémé Morkie le percuta de plein fouet.
— Écoutez, déclara-t-il avec toute la patience de ceux qui en sont dépourvus. Que croyez-vous que devront faire les gnomes si on détruit le Grand Magasin ?
— Aller dehors, de… commença Masklinn.
— Mais la plupart ne croient même pas en l’existence du Dehors ! Moi-même, je n’en suis pas entièrement convaincu, et je suis pourtant très intelligent et très ouvert ! Il n’y a nulle part où aller. Vous me comprenez ?
— Mais il y a du dehors partout, au-Dehors…
— Seulement si on y croit !
— Mais non ! Ça existe vraiment !
— Les gens sont plus compliqués que vous ne l’imaginez, je le crains. Il faut que nous rencontrions l’Abbé, de toute façon. C’est un abominable vieux tyran, bien entendu, mais il est très intelligent, à sa manière. Simplement, c’est une manière assez rigide.
Il les considéra sévèrement.
— Il vaudrait peut-être mieux ne pas trop nous faire remarquer, ajouta-t-il. Les gens ont tendance à me laisser tranquille, mais il n’est pas très sage de s’aventurer au-delà de son rayon sans motif valable. Et comme vous n’avez pas de rayon…
Il haussa les épaules. Il réussit, en un seul petit mouvement, à évoquer tous les désagréments qui pouvaient affliger les sans-rayon-fixe.
Ils durent à nouveau emprunter l’ascenseur. Il les conduisit dans un domaine poussiéreux en dessous du plancher, éclairé de façon diffuse par des lampes peu puissantes et largement espacées. Personne ne semblait le fréquenter. Après l’agitation des autres rayons, ce calme devenait presque inquiétant. Même les grands champs étaient plus bruyants, se dit Masklinn. Et après tout, le silence des grands champs était normal. Mais dans les intervalles en dessous des planchers, il aurait dû y avoir des gnomes.
Tous furent conscients de cette ambiance troublante, et ils se rapprochèrent les uns des autres.
— Comme elles sont mignonnes, ces lumières ! déclara Grimma pour rompre le silence. Elles sont à notre taille. Et de couleurs différentes, regardez. Il y en a même qui clignotent !
— On en vole des boîtes chaque année, au temps de Fêtons Noël, expliqua Dorcas sans regarder autour de lui. Les humains les accrochent sur des arbres.
— Pourquoi ?
— Aucune idée. Pour mieux les voir, je suppose. On ne peut jamais savoir, avec les humains.
— Mais vous connaissez les arbres, alors ? dit Masklinn. Je ne pensais pas que vous en aviez, dans le Grand Magasin.
— Mais bien sûr que je les connais. De grands machins verts, avec des piquants en plastique. Il y en a même qui sont faits de papier brillant. À chaque Fêtons Noël, il y en a tellement, de ces saletés, qu’on ne peut plus se déplacer, je vous ai dit.
— Ceux de Dehors sont immenses, risqua Masklinn. Ils ont ce qu’on appelle des feuilles et elles tombent chaque année.
Dorcas lui jeta un étrange regard.
— Comment ça, « elles tombent » ?
— Elles se recroquevillent et elles tombent, expliqua Masklinn.
Autour de lui, les autres hochèrent la tête. Ces derniers temps, il y avait beaucoup de sujets auxquels ils n’entendaient pas grand-chose, mais sur le destin annuel des feuilles, ils étaient experts.
— Et ça se passe chaque année ? demanda Dorcas.
— Oh, oui.
— Vraiment ? Fascinant… Et qui les recolle à leur place ?
— Personne, répondit Masklinn. Elles finissent par réapparaître.
— Toutes seules ?
Ils hochèrent la tête. Quand on est sûr d’une chose, on s’y tient.
— On dirait bien, continua Masklinn. Nous n’avons jamais vraiment compris pourquoi. Ça se passe comme ça, c’est tout.
Le gnome du Grand Magasin se gratta l’occiput.
— Eh bien… Je ne sais pas. Ça ne me semble pas très rationnel comme organisation, tout ça. Vous êtes sûrs…
Soudain, des silhouettes les encerclèrent. Une minute, il n’y avait autour d’eux que des monticules de poussières, la suivante, des gens. Le gnome qui faisait face à l’expédition arborait une barbe, un bandeau sur un œil et un coutelas entre les dents. Ça semblait rendre son sourire encore plus menaçant.
— Oh, miséricorde, jeta Dorcas.
— Qui est-ce ? siffla Masklinn.
— Des bandits. C’est toujours un problème, en Corsetterie, répondit Dorcas en levant les mains.
— C’est quoi, des bandits ? demanda Masklinn, intrigué.
— C’est quoi, la Corsetterie ? intervint Mémé.
Dorcas indiqua du doigt le plancher au-dessus de leurs têtes.
— C’est là-haut, dit-il. Un rayon. Seulement, il n’intéresse personne, parce qu’on n’y trouve rien d’utile. C’est rose, dans l’ensemble, ajouta-t-il. Et parfois l’élastique…
— Wa bourche ou wa wie ! intervint le chef des bandits en manifestant un début d’agacement.
— Je vous demande pardon ? demanda Grimma.
— Gné gnit : wa bourche ou wa wie !
— Je crois que c’est à cause du couteau, suggéra Masklinn. Il me semble qu’on vous comprendrait mieux si vous retiriez votre couteau de la bouche.
Le bandit leur jeta un regard assassin de son œil valide, mais il retira la lame de sa bouche.
— J’ai dit : la bourse ou la vie ! répéta-t-il.
Masklinn jeta un coup d’œil interrogateur à Dorcas. Le vieux gnome agita les mains.
— Il veut que vous lui donniez tout ce que vous possédez, expliqua-t-il. Il ne va pas vous tuer, bien entendu, mais ils peuvent se montrer très désagréables.
Les gnomes du Dehors se rassemblèrent pour en discuter. Cet événement dépassait le cadre de leurs expériences. L’idée de vol était pour eux totalement nouvelle. D’où ils venaient, il n’y avait personne à voler. Rectification : il n’y avait rien à voler.
— Ils ne comprennent donc pas le gnome ? s’indigna le bandit.
Dorcas lui adressa un sourire embarrassé.
— Il faut les excuser, ils viennent d’arriver.
Masklinn se retourna.
— Nous avons pris une décision, annonça-t-il. Si ça ne vous fait rien, nous allons garder ce que nous avons. Désolé.
Il lança à Dorcas et au bandit un sourire radieux.
Le bandit le lui rendit. Ou, du moins, il ouvrit la bouche et exhiba un grand nombre de dents.
— Euh… intervint Dorcas, ce n’est pas une réponse valable, vous savez. On ne peut pas refuser de se faire voler ! (Il vit l’expression de totale incompréhension qu’arborait Masklinn.) Voler, répéta-t-il. Ça signifie qu’on vous prend vos affaires. On ne peut pas dire qu’on ne veut pas !
Читать дальше