— Qu’il raconte ce qu’il veut, du moment que c’est à voix basse. Ça le soulage probablement. Il a dû subir un choc.
— Bonnes Affaires est venue nous protéger ! Avec son grand Buveur d’Âmes rugissant…
Le front de Gurder se plissa de perplexité.
— C’était un nettoie-moquette, non ? poursuivit-il sur un ton plus modéré. J’avais toujours cru que c’était un instrument magique, et c’est un simple nettoie-moquette. On en voit des tas au rayon Électro-Ménager. Plus Puissant, Pour Nettoyer Votre Moquette En Profondeur.
— Très bien. J’en suis ravi. Bon, maintenant, comment on s’en va d’ici ?
Une inspection à l’arrière des placards d’archives mit en évidence une fente dans le parquet, juste assez large pour pouvoir s’y glisser, au prix de quelques efforts. Le retour demanda une demi-journée de voyage, en partie parce que Gurder faisait périodiquement halte pour s’asseoir et fondre en larmes, mais surtout parce qu’ils furent contraints d’emprunter la voie des murs pour redescendre. Les cloisons étaient creuses, aménagées par les Modeux à l’aide d’un système de fils électriques et de bouts de bois, mais l’entreprise restait pénible. Ils émergèrent sous le rayon Mode Enfantine. Gurder avait enfin recouvré son calme et il commanda avec hauteur de la nourriture et une escorte.
Et ainsi ils regagnèrent enfin le rayon Papeterie.
Juste à temps.
Mémé Morkie leva les yeux, quand on introduisit les trois gnomes dans la chambre de l’Abbé. Elle était assise au bord du lit, les mains sur les genoux.
— Ne faites pas trop de bruit, leur demanda-t-elle. Il est très malade. Il raconte qu’il est en train de mourir. Je suppose qu’il est bien placé pour le savoir.
— Mourir ? De quoi ? s’enquit Masklinn.
— Il meurt d’être resté vivant tellement longtemps.
L’Abbé gisait entre ses coussins, tout ridé et encore plus petit que dans les souvenirs de Masklinn. Il serrait le Truc dans deux mains maigres comme des serres.
Il regarda Masklinn et, avec un énorme effort, lui fit signe d’approcher.
— Il faut que tu te penches, lui dit Mémé. Il a la voix toute rauque, le pauvre.
L’Abbé saisit doucement Masklinn par l’oreille et l’attira vers sa bouche.
— Une femme admirable, susurra-t-il. Pétrie de grandes qualités, je n’en doute pas une minute. Mais par pitié, renvoyez-la avant qu’elle me fasse prendre d’autres médicaments.
Masklinn hocha la tête. Les remèdes de Mémé, composés d’herbes et de racines simples, honnêtes et, dans l’ensemble, quasi vénéneuses, opéraient de vrais miracles. Une seule dose de son sirop contre le mal de ventre garantissait que vous ne vous plaindriez jamais plus de semblables douleurs. À sa façon, c’était une sorte de remède.
— La renvoyer, j’en serais incapable, assura-t-il. Mais je peux toujours demander.
Mémé sortit de la pièce pour préparer une nouvelle dose, en lançant des instructions sur la conduite à tenir en son absence.
Gurder s’agenouilla près du lit.
— Vous n’allez pas mourir, monseigneur ? demanda-t-il.
— Bien sûr que si. Tout le monde meurt un jour : C’est ça qui donne du sens à la vie, chuchota l’Abbé. Vous avez vu Arnold Frères (fond. 1905) ?
— Eh bien… Euh… temporisa Gurder. Nous avons trouvé un Écrit, monseigneur. C’est vrai, on y dit que le Grand Magasin va être démoli. C’est la fin de tout, monseigneur, qu’allons-nous faire ?
— Il faudra que vous partiez, déclara l’Abbé.
Cette suggestion parut horrifier Gurder.
— Mais vous avez toujours dit que tout ce qui était extérieur au Grand Magasin ne pouvait être qu’illusion !
— Et tu ne m’as jamais cru, mon enfant. Peut-être avais-je tort, après tout. Le jeune homme à l’épieu… Il est toujours là ? Je ne vois plus très clair. (Masklinn avança d’un pas.) Ah, vous voilà. Votre boîte…
— Oui ?
— Elle m’a raconté des choses. Montré des images. Le Grand Magasin est beaucoup plus vaste que je ne l’aurais cru, il y a une pièce où on range les étoiles, pas simplement les brillantes qu’on suspend au plafond durant Fêtons Noël, mais des centaines d’autres cochonneries. On appelle ça l’Univers. Nous vivions là-bas, avant. Tout nous appartenait, pour ainsi dire. Nous étions chez nous. Nous ne logions pas sous le parquet de quelqu’un d’autre. Je crois qu’Arnold Frères (fond. 1905) cherche à nous faire comprendre qu’il faut y retourner.
Il tendit le bras et sa main glacée empoigna l’avant-bras de Masklinn avec une force qui surprit le jeune gnome.
— Je ne dirais pas que vous avez une intelligence exceptionnelle, dit l’Abbé. En fait, je pense que vous êtes de ces admirables sots qui héritent de la charge de chef quand aucune gloire ne s’y rattache. Vous êtes du genre à mener les choses à leur terme. Conduisez-les chez eux. Ramenez-les tous chez nous.
Il se laissa retomber dans ses coussins et ferma les yeux.
— Mais… Quitter le Grand Magasin, monseigneur ? demanda Gurder. Nous sommes des milliers, en comptant les vieillards, les bébés et tout le monde, où pouvons-nous aller ? Il y a des renards, dehors, et du vent, et la faim, et de l’eau qui tombe du ciel par morceaux ! Monseigneur ? Monseigneur ?
Grimma se pencha et tâta le poignet du vieillard.
— Il peut encore m’entendre ? s’inquiéta Gurder.
— Peut-être, répondit Grimma. Qui sait ? Mais en tout cas, il ne pourra pas répondre, parce qu’il est mort.
— Mais ce n’est pas possible ! Il a toujours été là ! s’épouvanta Gurder. Tu dois faire erreur. Monseigneur ? Monseigneur !
Tandis que de nouveaux Papeteri entraient précipitamment en entendant les cris de Gurder, Masklinn retira le Truc des mains inertes de l’Abbé.
— Truc ? demanda-t-il à voix basse, en s’éloignant de la foule qui entourait le lit.
— Je t’entends.
— Il est mort ?
— Je ne discerne aucune fonction vitale.
— Ce qui signifie ?
— Ce qui signifie : oui.
— Oh ! (Masklinn réfléchit un instant.) Je croyais qu’il fallait d’abord être écrasé ou dévoré. Je ne savais pas qu’on pouvait simplement s’arrêter.
Le Truc n’avança aucune lumière sur la question.
— Tu as une idée sur la marche à suivre, maintenant ? poursuivit Masklinn. Gurder avait raison. Ils ne vont jamais vouloir quitter cette chaleur douillette, toute cette nourriture. Bon, peut-être certains jeunes, pour le frisson de l’aventure. Mais si nous voulons survivre dehors, il faudra être très nombreux. Crois-moi, je sais de quoi je parle. Et qu’est-ce que je suis censé leur dire : désolé, il faut tout abandonner ?
Le Truc parla.
— Non, déclara-t-il.
Masklinn n’avait encore jamais assisté à des funérailles. Ceci dit, il n’avait jamais vu de gnome mourir d’avoir trop longtemps vécu. Oh, certains avaient été dévorés, d’autres n’étaient jamais revenus, mais personne n’était jamais arrivé au bout.
— Où enterrez-vous vos morts ? s’était enquis Gurder.
— À l’intérieur des blaireaux et des renards, en général, avait-il répliqué, en ajoutant, sans pouvoir s’en empêcher : vous savez, les chasseurs réputés pour leur adresse et leur beauté ?
Et voici comment les gnomes prirent congé de leur défunt. Le corps du vieil Abbé fut cérémonieusement revêtu d’un manteau vert et d’un chapeau rouge et pointu. On peigna avec soin sa longue barbe blanche, puis il reposa en paix sur son lit, tandis que Gurder lisait les sacrements.
— Maintenant qu’il vous a plu, Arnold Frères (fond. 1905), d’emporter notre frère au grand rayon Jardinage qui s’étend par-delà le Service Clientèle, ce lieu où s’étendent les Bordures de Pelouses Idéales et les Plates-bandes de Rêve, ainsi que le Bassin de Vie Éternelle en Kit de Polythène Facile à Assembler, entouré d’un Véritable Dallage de Jardin Traditionnel, nous allons lui donner les offrandes qu’un gnome doit emporter pour son dernier voyage.
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