— Ce n’est pas exactement comme le Camion, Angalo, je pense. Ça m’étonnerait qu’on puisse s’y glisser par une vitre qu’ils auraient laissée ouverte, expliqua Masklinn. Je crois qu’il faudrait plus qu’un groupe de gnomes équipés de ficelle pour la faire voler, d’ailleurs.
— Tu sais, conduire le Camion a été le plus beau moment de ma vie, dit Angalo sur un ton rêveur. Quand je pense à tous ces mois que j’ai passés dans le Grand Magasin sans même connaître l’existence du Dehors…
Masklinn attendit poliment. Il avait la tête lourde.
— Quoi ? demanda-t-il.
— Quoi quoi ?
— Que se passe-t-il, quand tu penses à tous ces mois que tu as passés dans le Grand Magasin sans même connaître l’existence du Dehors ?
— Quel gaspillage !… Tu sais ce que je ferai si… je veux dire quand on sera de retour chez nous ? Je vais écrire tout ce qu’on a appris. On devrait faire ça, tu vois. Fabriquer nos propres livres. Ne pas se contenter de lire ceux des humains, qui sont pleins de choses inventées. Mais pas des livres comme la Gnomenclature de Gurder. Des bouquins sur les choses qui comptent. La Science, par exemple…
Masklinn glissa un coup d’œil en direction de Gurder. L’Abbé ne fit aucun commentaire. Il dormait déjà.
Pionn se roula en boule et commença à ronfler. La voix d’Angalo diminua. Il bâilla.
Ils n’avaient pas dormi depuis des heures. Les gnomes dorment surtout la nuit, mais ils ont besoin de petites siestes pour tenir tout au long de la journée. Même Masklinn dodelinait de la tête.
— Truc ? songea-t-il à demander, tu me réveilles dans dix minutes, d’accord ?
Satellites : On les trouve dans l ’espace, et ils y restent parce qu’ils vont si vite qu’ils ne sont jamais assez longtemps à un seul endroit pour tomber. On fait rebondir les télévisions contre eux. Ils font partie de la science.
Encyclopédie scientifique pour l’édification des jeunes gnomes curieux, par Angalo de Konfection
Ce ne fut pas le Truc qui réveilla Masklinn, mais Gurder.
Masklinn resta étendu, les yeux mi-clos, et prêta l’oreille. Gurder s’entretenait à voix basse avec le Truc.
— J’ai cru au Grand Magasin, disait-il, et en fin de compte ce n’était qu’une… qu’une espèce de bidule construit par les humains. Et j’ai cru que le Petit-Fils Richard était quelqu’un de spécial, mais ce n’était finalement qu’un simple humain qui chante quand il se pleut dessus…
— … quand il prend une douche…
— … et maintenant, voilà qu’il y a des milliers de gnomes de par le monde ! Des milliers ! Qui croient à toutes sortes de choses ! Cet idiot de Queue-de-Cheval croit que les Navettes qui décollent tout droit fabriquent le ciel. Tu sais ce que je me suis dit quand j’ai entendu ça ? Je me suis dit que si c’était lui qui était arrivé dans mon monde et pas l’inverse, il m’aurait aussi pris pour un idiot ! Et c’est vrai que je suis aussi idiot que lui ! Truc ?
— J’observais un silence respectueux.
— Angalo croit en des machines ridicules et Masklinn croit… Oh ! je ne sais pas à quoi il croit… à l’Espace. Ou à ne pas croire aux choses. Et tout ça, pour eux, ça marche. Moi, j’essaie de croire en des choses importantes et ça ne dure jamais plus de cinq minutes. Y a pas de justice !
— Seul un nouveau silence respectueux et compréhensif peut convenir, en cet instant.
— Je voulais simplement donner un sens à la vie.
— Louable initiative.
— Enfin, je veux dire, où est la vérité de tout ?
Il y eut un instant de silence. Puis le Truc déclara :
— Je me souviens de ta conversation avec Masklinn sur l’origine des gnomes. Tu voulais me poser la question. Désormais je peux répondre. J’ai été fabriqué. Je sais que c’est la vérité. Je sais que je suis un truc fait de métal et de plastique, mais également que je suis quelque chose qui vit à l’intérieur de ce métal et de ce plastique. Il est impossible pour moi de ne pas en être absolument certain. Ça me procure un immense réconfort. Quant aux gnomes, je possède des données qui indiquent que leurs origines se trouvent sur un autre monde et qu’ils sont venus ici il y a des milliers d’années. C’est peut-être la vérité. Peut-être pas. Je ne suis pas en position de juger.
— Je savais où j’en étais, dans le Grand Magasin, poursuivit Gurder qui parlait à moitié pour lui-même. Et même dans la carrière, les choses ne se passaient pas trop mal. J’avais un bon travail, j’étais important aux yeux des gens. Comment puis-je rentrer, maintenant, en sachant que tout ce que je croyais sur le Grand Magasin et Arnold Frères et Richard Quadragénaire n’était que… qu’une opinion ?
— Je ne peux pas te conseiller sur ce point, désolé.
Masklinn jugea diplomatique de se réveiller à cet instant.
Il poussa un grognement pour s’assurer que Gurder l’entendait.
Le visage de l’Abbé était tout rouge.
— Je n’arrivais pas à dormir, déclara-t-il sur un ton précipité.
Masklinn se remit debout.
— Truc, combien de temps ?
— Vingt-sept minutes.
— Pourquoi ne m’as-tu pas réveillé ?
— Je voulais que vous soyez frais et dispos.
— Mais il y a encore une longue route à parcourir ! Nous n’arriverons jamais à te faire arriver à temps. Allez, toi, réveille-toi ! (Masklinn poussa Angalo du bout du pied.) Allons, il va falloir courir. Où est passé Pionn ? Oh ! tu es là ? Allez, viens, Gurder.
Ils trottèrent à travers les broussailles. Au loin, on entendait le lugubre beuglement des sirènes.
— Ça va vraiment être tout juste, Masklinn, fit remarquer Angalo.
— Plus vite ! Courez plus vite !
Maintenant qu’ils étaient plus près, Masklinn pouvait voir la Navette. Elle se dressait très haut. Il ne semblait rien y avoir de très utile au niveau du sol.
— J’espère que tu as un bon plan, Truc, haleta-t-il tandis que le quatuor zigzaguait entre les fourrés, parce qu’on ne pourra jamais te placer tout au sommet.
— Ne t’inquiète pas. Nous sommes presque arrivés à bonne distance.
— Comment ça ? On est encore très loin !
— C’est suffisant pour que je puisse monter à bord.
— Qu’est-ce qu’il va faire ? Sauter jusqu’en haut ? s’étonna Angalo.
— Posez-moi par terre.
Docilement, Masklinn posa la boîte noire sur le sol. Elle déploya quelques détecteurs, qui tournèrent lentement pendant quelques instants avant de s’orienter vers le jet vertical.
— À quoi tu joues ? s’inquiéta Masklinn. Tu perds du temps !
Gurder éclata de rire, mais pas d’un rire très joyeux.
— Je sais ce qu’il fait, dit-il. Il s’envoie dans la Navette. C’est bien ça, Truc ?
— Je transmets un programme secondaire à l’ordinateur du satellite de communication , annonça le Truc.
Les gnomes ne répondirent rien.
— Ou, pour exprimer cela autrement… oui, je transforme l’ordinateur du satellite en une extension de moi-même. Mais pas très intelligente.
— Et tu es vraiment capable de faire ça ? insista Angalo.
— Mais bien sûr.
— Mince. Et le morceau que tu envoies ne te manquera pas ?
— Non, parce qu’il ne me quittera pas.
— Tu l’envoies là-bas et tu le gardes en même temps ?
— Oui.
Angalo se tourna vers Masklinn.
— Tu y comprends quelque chose ? demanda-t-il.
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