Ces créatures-ci volaient presque, dans leur impatience de voir les gnomes.
Masklinn chercha machinalement autour de lui de quoi se faire une arme. Buisson lui empoigna le bras, secoua la tête et prononça quelques mots.
— Ce sont des amies, traduisit le Truc.
— On ne dirait pas !
— Ce sont des oies, expliqua le Truc. Parfaitement inoffensives, sauf pour l’herbe et divers organismes mineurs. Elles ont volé jusqu’ici pour y passer l’hiver.
Les oies arrivèrent, accompagnées par une vague qui déferla sur les pieds des gnomes, et elles arquèrent le cou en direction de Buisson. Celle-ci tapota quelques becs à l’aspect formidable.
Masklinn fit tout son possible pour ne pas avoir l’air d’un organisme mineur.
— Elles migrent de pays plus froids, poursuivit le Truc. Elles dépendent des Floridiens qui les guident dans leur vol.
— Oh ! très bien. C’est…
Masklinn s’arrêta quand son cerveau rattrapa enfin la vitesse de sa bouche.
— Tu vas me dire que les gnomes volent sur elles, je me trompe ?
— Absolument. Ils voyagent sur les oies. Incidemment, il reste deux heures quarante et une minutes avant le lancement.
— Je veux qu’il soit parfaitement clair, déclara Angalo d’une voix posée (tandis qu’une grande tête emplumée clapotait dans l’eau à quelques centimètres) que si tu suggères qu’on chevauche une zoie…
— Une oie. On dit des oies, mais une oie.
— Tu te fourres le doigt dans l’œil. Ou le détecteur dans le voyant, je ne sais pas comment tu fais ça.
— Vous avez une meilleure suggestion, bien entendu, répliqua le Truc.
S’il avait eu un visage, il aurait arboré un sourire méprisant.
— Suggérer qu’on ne monte pas sur ces bestioles me semble nettement préférable, en effet, fit Angalo.
— Chais pas, glissa Masklinn qui regardait les oies d’un œil rempli de supputation. Je serais peut-être prêt à tenter le coup.
— Les Floridiens ont élaboré des relations très intéressantes avec les oies. Les oies font profiter les gnomes de leurs ailes, et les gnomes font profiter les oies de leur cerveau. Elles volent vers le nord, en été, vers le Canada, et reviennent ici l’hiver. C’est une relation quasiment symbiotique, mais bien sûr, c’est un terme qui leur est inconnu.
— Vraiment ? Quels ignorants ! grommela Angalo.
— Je ne te comprends pas, Angalo, intervint Masklinn. Tu as la passion de monter dans tout un tas de machines que des petits morceaux de métal en mouvement font avancer, et voilà que tu t’inquiètes à l’idée de grimper sur un oiseau parfaitement naturel.
— C’est parce que je ne comprends pas comment les oiseaux fonctionnent. Je n’ai encore jamais vu de diagramme éclaté d’un oiseau.
— C’est à cause de ces oies que les Floridiens n’ont jamais eu beaucoup de commerce avec les humains, continua le Truc. Comme je l’ai dit, leur langage est demeuré presque identique au gnome des origines.
Buisson les étudiait avec attention. Quelque chose dans la façon qu’elle avait de les traiter continuait à paraître étrange à Masklinn. Elle n’avait pas l’air de les redouter, de leur vouloir du mal ou d’être désagréable avec eux.
— Elle n’est pas surprise, dit-il à voix haute. Nous voir l’intéresse, mais ça ne la surprend pas. Ils étaient en colère parce que nous étions ici, mais pas à cause de notre apparition. Combien d’autres gnomes a-t-elle rencontrés ?
Le Truc dut traduire.
C’était un mot que Masklinn ne connaissait que depuis un an.
Des milliers.
La grenouille de tête était aux prises avec une nouvelle idée. Elle était très confusément consciente qu’elle avait besoin d’un nouveau concept.
Il y avait eu le monde, avec sa mare au centre, et les pétales en bordure. Un.
Mais plus loin sur la branche, il y avait un autre monde. De l’endroit où elle était, il ressemblait de manière fascinante à celui qu’elles venaient de quitter. Un.
La grenouille de tête s’accroupit sur une motte de mousse et fit pivoter chacun de ses yeux de façon à pouvoir distinguer les deux mondes en même temps. Un ici. Et un là-bas…
Un. Et un.
Le front de la grenouille était congestionné à force de vouloir englober une nouvelle idée avec son cerveau. Un et un faisaient un. Mais s’il y avait un ici et un là-bas…
Les autres grenouilles observaient avec stupeur les yeux de leur chef tournebouler d’une direction vers l’autre.
Un ici et un là-bas ne pouvaient pas faire un. Ils étaient trop éloignés l’un de l’autre. Il fallait un mot pour désigner l’ensemble des uns. Il fallait dire… Il fallait dire…
La gueule de la grenouille s’élargit. Elle sourit si largement que les deux commissures de sa bouche faillirent se rencontrer derrière sa tête.
Elle était arrivée à une solution.
— .-.-.mipmip.-.-. ! dit-elle.
Ça signifiait : un. Et un autre un.
Quand ils revinrent, Gurder était toujours en train de se chamailler avec Queue-de-Cheval.
— Mais comment font-ils pour continuer si longtemps ? Ils ne comprennent pas un traître mot de ce que l’autre raconte ! s’étonna Angalo.
— C’est la meilleure manière de s’y prendre, répondit Masklinn. Gurder ? On est prêt à partir. Allez, viens.
Gurder leva la tête. Son visage était écarlate. Les deux gnomes étaient accroupis face à un embrouillamini de croquis tracés dans la poussière.
— J’ai besoin du Truc ! dit-il. Cet imbécile refuse de comprendre quoi que ce soit !
— Tu n’auras pas gain de cause avec lui, dit Masklinn. D’après Buisson, il discute comme ça avec tous les gnomes qu’ils rencontrent. Ça lui plaît.
— Les gnomes ? Quels gnomes ?
— Il y a des gnomes partout, Gurder. C’est ce que prétend Buisson. Il existe d’autres groupes, même en Floride. Et… et… et en Canadie, où les Floridiens vont l’été. Il y avait probablement d’autres gnomes chez nous ! Simplement, on ne les a jamais rencontrés !
Il tira l’Abbé pour le remettre sur pied.
— Et il ne nous reste plus beaucoup de temps.
— Je refuse de grimper sur un de ces machins !
Les oies jetèrent un coup d’œil interrogatif à Gurder, comme s’il s’agissait d’une grenouille découverte à l’improviste dans leur cresson.
— Moi non plus, ça ne me réjouit pas beaucoup, reconnut Masklinn, mais le peuple de Buisson fait ça tout le temps. Blottis-toi dans les plumes et cramponne-toi bien.
— Me blottir ? beugla Gurder. Je ne me suis jamais blotti de toute ma vie !
— Tu as voyagé dans Concorde, fit remarquer Angalo. Et il a été construit et conduit par des humains.
Gurder fulminait, comme quelqu’un qui avait l’intention de vendre chèrement sa peau.
— Bon, d’accord, alors qui c’est qui a construit ces oies ? demanda-t-il.
Angalo lança un sourire à l’adresse de Masklinn, qui répondit : »
— Hein ? Oh ! chais pas. D’autres oies, je suppose.
— Des oies ? Des oies ? Et qu’est-ce qu’elles connaissent aux normes de sécurité en construction aéronautique ?
— Écoute, trancha Masklinn. Elles peuvent nous transporter directement jusqu’à l’endroit où nous devons aller. Les Floridiens parcourent des milliers de kilomètres sur leur dos. Des milliers de kilomètres, sans saumon fumé ni machin gélatineux rosâtre. Ça vaut quand même la peine d’essayer pendant trente kilomètres, non ?
Gurder hésita. Queue-de-Cheval grommela quelque chose.
Gurder s’éclaircit la gorge.
Читать дальше