— Moi oui, fit Gurder. Le Truc est en train d’expliquer qu’il n’est pas vraiment une machine, mais une espèce de collection de… de collection de pensées électriques qui vivent dans une machine, je crois.
Les lumières dansèrent en cercle au sommet du Truc.
— Et ça va prendre longtemps ? s’enquit Masklinn.
— Oui. Merci de ne pas monopoliser une puissance de communication qui est cruciale en ce moment.
— Je crois qu’il veut nous dire de ne pas lui parler, traduisit Gurder. Il se concentre.
— Il ne se concentre pas, c’est une machine, répliqua Angalo. Et il nous a fait galoper jusqu’ici pour qu’on puisse se dépêcher d’attendre.
— Il fallait probablement qu’il soit tout près pour faire… ce qu’il est en train de faire, supputa Masklinn.
— Ça va prendre longtemps ? s’inquiéta Angalo. J’ai l’impression que ça fait une éternité qu’il ne restait plus que vingt-sept minutes.
— Au moins vingt-sept minutes, répondit Gurder.
— Ouais. Peut-être même plus.
Pionn tira Masklinn par le bras, indiqua de sa main libre la silhouette blanche dressée, et baragouina une longue phrase en floridien ou, s’il fallait en croire le Truc, presque en gnome des origines.
— Je ne comprends pas ce que tu dis, sans le Truc, fit Masklinn. Désolé.
— Moi pas parler oie-oie, compléta Angalo.
Une expression de panique se répandit sur les traits du jeune garçon. Il cria, cette fois, et lui tira le bras avec plus d’insistance.
— J’ai l’impression qu’il ne tient pas à se trouver aux environs du jet à décollage vertical au moment du démarrage, jugea Angalo. Il a probablement peur du bruit que ça fait. Tu… n’aimes… pas… le… bruit… hein ?
Pionn secoua furieusement la tête.
— Ce n’était pourtant pas si terrible, près de l’aéroport, fit Angalo. Un grondement. Mais ça peut sans doute faire peur à des gens un peu frustes.
— Je ne pense pas que le peuple de Pionn soit tellement fruste, répondit Masklinn d’un air songeur.
Il leva les yeux vers la tour blanche. Elle semblait être très loin mais, par certains côtés, elle avait l’air très proche.
Vraiment très proche.
— Tu crois qu’on est tellement en sécurité, ici ? dit-il. Quand elle montera, je veux dire.
— Oh ! allons donc, répondit Angalo. Le Truc ne nous aurait pas fait venir si près si ce n’était pas parfaitement sûr pour des gnomes.
— Évidemment, évidemment. Bien sûr. Tu as raison. C’est idiot de s’inquiéter de ça, en fait.
Pionn tourna les talons et se mit à courir.
Les trois autres regardèrent la Navette. Des lumières dansaient en une chorégraphie compliquée à la surface du Truc.
Quelque part, une nouvelle sirène retentit. Il y avait dans l’air une sensation de puissance, comme si on remontait le plus puissant ressort du monde.
Quand Masklinn parla, les deux autres eurent l’impression qu’il exprimait leurs propres pensées.
— À votre avis, quelle capacité a le Truc, exactement, pour juger à quelle distance d’une navette qui décolle des gnomes peuvent rester sans courir de risques ? Je veux dire, il a quelle expérience en ce domaine, à votre idée ?
Ils échangèrent un regard.
— On devrait peut-être reculer un brin… ? proposa Gurder.
Ils tournèrent les talons et s’éloignèrent d’un pas serein.
Puis chacun ne put s’empêcher de remarquer que les autres semblaient adopter une allure sans cesse plus rapide.
De plus en plus rapide.
Puis, comme un seul gnome, ils abandonnèrent tout simulacre et prirent leurs jambes à leur cou, se frayant un passage dans les fourrés et les herbes, dérapant sur les cailloux, leurs coudes se déplaçant comme des pistons. Gurder qui, d’ordinaire, était essoufflé dès qu’il dépassait une allure de marche normale, rebondissait sur le chemin comme une balle.
— Quel… qu’un… a… la… moindre… idée… du… temps… qu’il… reste ? ahana Angalo.
Derrière eux, le son démarra par un chuintement, comme si le monde entier prenait son souffle. Puis il se changea en…
… Non, pas du bruit, mais plutôt en un marteau invisible qui leur percuta les deux tympans simultanément.
Espace : Il y a deux variétés d’espace : a) un endroit où il n’y a rien et b) un endroit où il y a tout. C’est ce qui reste quand on n’a plus rien d’autre. Il n’y a pas d’air ni de gravité, la chose qui retient les gens contre les choses. S’il n’y avait pas d’espace, tout se retrouverait au même endroit. On l’a conçu pour y placer les Satellites, les Navettes, les Planètes et le Vaisseau.
Encyclopédie scientifique pour l’édification des jeunes gnomes curieux, par Angalo de Konfection
Au bout d’un certain temps, quand le sol eut fini de frémir, les gnomes se relevèrent et se contemplèrent d’un air hagard.
— ! déclara Gurder.
— Comment ? demanda Masklinn.
Sa propre voix lui paraissait très lointaine, et étouffée.
— ? demanda Gurder.
— ? s’enquit Angalo.
— ?
— Quoi ? Je ne vous entends pas ? Vous m’entendez, vous ?
— ?
Masklinn vit bouger les lèvres de Gurder. Il indiqua ses propres lèvres du doigt et secoua la tête.
— Nous sommes devenus sourds !
— ?
— ?
— Sourds, j’ai dit.
Masklinn leva la tête.
Au-dessus, de la fumée bouillonnait et, s’élevant à vive allure, même pour les sens très développés d’un gnome, jaillissait un long nuage à la pointe de feu qui grandissait sans cesse. Le bruit diminua pour ne plus être que très bruyant et puis, assez rapidement, il s’effaça.
Masklinn s’enfonça un doigt dans l’oreille et le secoua avec fermeté.
L’absence de bruit fut remplacée par le crissement terrible du silence.
— Quelqu’un m’écoute ? risqua-t-il. Quelqu’un m’entend ?
— Ça, déclara Angalo dont la voix semblait trouble et possédée d’un calme surnaturel, c’était plutôt fort, comme bruit. Ça m’étonnerait qu’il puisse exister beaucoup de bruits plus forts.
Masklinn hocha la tête. Il avait l’impression d’avoir été percuté violemment par une cause inconnue.
— Tu as des connaissances sur ces machins, Angalo, fit-il d’une petite voix. Les humains voyagent dedans, non ?
— Oh ! oui. Tout en haut.
— Et personne ne les y force ?
— Euh !… Je ne crois pas. Je crois que le livre disait qu’il y en a beaucoup qui voudraient y monter.
— Ils voudraient y monter ?
Angalo eut un haussement d’épaules.
— C’est ce que racontait le livre.
On ne voyait plus qu’un point lointain, au bout d’une longue colonne de fumée qui allait en s’élargissant.
Masklinn la contempla.
Il faut être fou, se dit-il. On est tout petit, le monde est immense, et on ne prend jamais le temps d’en apprendre suffisamment sur un endroit avant d’aller dans un autre. Au moins, au temps où je vivais dans un terrier, je savais tout ce qu’il y avait à savoir sur la vie dans un terrier. Et maintenant, un an après, me voilà dans un endroit qui est si loin que je ne sais même pas à quelle distance exacte il se trouve, en train de regarder un objet que je ne comprends pas partir pour un endroit qui est tellement haut que le bas n’existe plus. Et je ne peux pas faire marche arrière. Il faut que j’aille jusqu’au bout de tout ça, parce que tout retour en arrière est impossible. Je ne peux même plus tout arrêter.
Alors, voilà donc ce que Grimma voulait dire avec son histoire de grenouilles. Une fois qu’on apprend des choses, on n’est plus le même. On n’y peut rien.
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