Et c’est ainsi que les Dumiis avaient conservé leur empire, avait un jour raconté Forficule. Parce que, quand on commençait à employer cet argent dumii, tellement facile et tellement pratique car il ne meuglait pas à longueur de nuit, on se mettait à économiser pour acheter des choses, à en vendre d’autres au plus proche marché, à s’installer et à ne plus taper sur les tribus des alentours aussi souvent qu’avant. Et au marché, on pouvait acheter des choses jamais vues – des tissus de couleur, des fruits exotiques, des livres. Avant peu, on vivrait à la dumiie, parce que l’existence en était rendue meilleure. Oh, on répétait sans arrêt que la vie était plus belle dans le temps, avant toutes ces histoires d’argent et de paix, qu’on s’amusait davantage lorsque les gens se chargeaient de leurs armes chaque soir pour aller rigoler à leur manière – mais personne ne tenait réellement à revenir à cette époque-là.
— L’impérialisme économique ! avait dit un jour Forficule, en saisissant une poignée de pièces. Une idée extraordinaire. Tellement habile et tellement simple. Une fois qu’on l’a lancée, elle fonctionne toute seule. C’est l’Empereur qui garantit que vous pourrez acheter des choses avec votre argent, voyez-vous. Chaque fois que quelqu’un donne ou accepte une de ces pièces, c’est comme un petit soldat qui défend l’Empire. Etonnant !
Personne n’avait compris un mot de ce qu’il racontait, mais ils saisissaient bien que c’était une pensée importante.
Enfin, sur un des côtés de la ville grouillante d’activité se trouvait une petite zone fortifiée, de la taille d’un village.
C’était Uzure. L’Uzure des origines. Le petit village d’où étaient venus les Dumiis. Personne ne savait vraiment comment ni pourquoi le Destin avait choisi cette petite tribu parmi tant d’autres, pour la remonter comme un énorme élastique et l’expédier à la conquête du monde. Plus personne ne visitait la vieille Uzure, désormais. On ne tarderait probablement plus à l’abattre pour faire de la place à de nouvelles statues.
Snibril ne visita l’ancienne Uzure que beaucoup plus tard. Il découvrit les remparts de la ville, s’étendant de part et d’autre. Il pouvait aussi distinguer le reflet des armures sur les chemins de ronde, tandis que les sentinelles montaient placidement la garde. Tout paraissait paisible, comme si le grand Découdre n’avait jamais existé.
Caréus retira son casque pour lui donner en douce un petit coup de polissage.
— On risque d’avoir des problèmes si on fait entrer les Fulgurognes, chuchota-t-il à l’adresse de Snibril.
— Ce n’est pas un risque, mais une certitude, admit Snibril.
— Bon, on va donc dresser le camp au-dehors, pour l’instant. Vous feriez mieux de m’accompagner.
Snibril inspecta les murailles.
— Tout est si calme, si paisible, dit-il. Je croyais tomber en pleine guerre ! Pourquoi vous a-t-on rappelés ?
— Je suis ici pour le découvrir, déclara Caréus.
Il cracha dans sa paume et entreprit de lisser ses cheveux.
— Quelque chose ne tourne pas rond, ajouta-t-il. Vous savez, ce don que vous avez pour sentir une attaque imminente du grand Découdre ?
— Oui.
— Moi, c’est pareil, pour les ennuis. On va en avoir sous peu. Je sens ça qui menace. Allez, venez.
Snibril descendait les rues à cheval, derrière le sergent. Tout paraissait normal. Enfin, tout correspondait à ce qu’il estimait que les choses devaient être quand tout était normal. L’endroit ressemblait à Trégon Marus, en plus grand. En beaucoup plus grand. Il essayait de ne pas se laisser distancer dans la foule qui emplissait les rues, et feignait de trouver tout cela banal.
Chaque fois qu’il avait pensé à Uzure, il l’avait imaginée nimbée d’une sorte de halo. Ça venait de la façon dont les gens en parlaient. Il avait imaginé Uzure sous la forme de mille lieux étranges, mais jamais rien d’aussi simple : une ville ordinaire, à plus grande échelle, avec davantage de gens et de statues.
Caréus le conduisit à une caserne située juste aux abords de la cité impériale, et ils finirent par se retrouver devant une table en plein air, où un petit Dumii maigrichon était assis derrière une pile de paperasses. Des estafettes venaient prendre sans cesse des papiers sur la table, mais d’autres en apportaient systématiquement de nouveau. L’homme semblait éreinté.
— Oui ? s’enquit-il.
— Je suis… commença le sergent.
— Ça n’est plus possible, les gens entrent ici comme dans un moulin. Je suppose que vous n’avez pas de papiers, vous non plus ? Si ? Eh non, bien sûr. (Le petit homme remua sa paperasse avec une mine agacée.) On me demande de rester à jour, comment voulez-vous que je reste à jour, vous croyez que c’est comme ça qu’on dirige une armée ? Bon, alors, votre nom, votre grade. Le nom, le grade ?
Le sergent leva la main. Un instant, Snibril crut qu’il allait frapper le maigrichon, mais le geste se changea en salut.
— Sergent Caréus, Quinzième Légion, annonça-t-il. Nous sommes cantonnés en dehors de la ville, les survivants du moins. Vous comprenez ce que je veux dire ? Je demande la permission d’entrer dans la caserne. Nous avons livré bataille…
— Quinzième Légion, Quinzième Légion… répéta le maigrichon en fouillant dans sa paperasse.
— Nous avons reçu l’ordre de revenir, insista Caréus. Une estafette est venue nous voir. Rentrez tout de suite à Uzure. Nous avons dû nous battre sur la plus grande partie du…
— De nombreux changements sont intervenus, annonça le trieur de paperasse.
Le ton de sa voix fit naître chez Snibril une sensation proche de celle qui annonçait l’approche du grand Découdre.
— Quel genre de changements ? demanda-t-il vivement.
L’homme leva la tête vers lui.
— Qui est-ce ? s’enquit-il avec un air soupçonneux. Il m’a l’air un peu… indigène.
— Ecoutez, expliqua patiemment Caréus. Si nous sommes revenus de si loin, c’est que…
— Ah oui, cette histoire de grand Découdre, répondit le maigrichon. Tout est réglé. On a signé un traité.
— Un traité ? Avec le grand Découdre ? s’exclama Snibril.
— Un traité de paix avec les moizes, évidemment. Mais vous n’êtes donc au courant de rien ?
Snibril ouvrit la bouche. Caréus l’empoigna par le bras.
— Oh, dit-il à haute et intelligible voix. Ah bon ? Mais c’est parfait, tout ça. Nous n’allons pas vous déranger plus longtemps. Allons, venez, Snibril.
— Mais… !
— Je suis sûr que ce monsieur a des choses très importantes à faire avec tous ses papiers, insista le sergent.
— Mais pourquoi avez-vous agi ainsi ? s’étonna Snibril dès que le sergent lui eut fait quitter les lieux.
— Parce que si on veut apprendre quelque chose, on y arrivera pas en forçant ce clerc à bouffer tous ses papelards, expliqua Caréus. On va fureter un brin, se faire une idée de la situation, découvrir ce qui se passe… et à ce moment-là, oui, peut-être qu’on pourra revenir lui faire bouffer tous ses papelards.
— Je n’ai pas vu beaucoup d’autres soldats ! fit Snibril.
— Quelques gardes, c’est tout, acquiesça Caréus tandis qu’ils sortaient précipitamment.
— Les autres légions ne sont probablement pas encore rentrées.
— Vous êtes sûr qu’elles arriveront un jour ?
— Comment ça ?
— Nous avons croisé votre route et celle des tout p’tits. Si ça avait pas été le cas, je crois pas que nous serions arrivés jusqu’ici, expliqua Caréus, la mine sombre.
— Vous voulez dire que… nous sommes les seuls ?
— Ça se pourrait bien.
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