Le sergent baissa les yeux vers la poussière, le temps de la réflexion.
— Je vais pas prétendre qu’on aurait pas besoin de tout le renfort disponible, reconnut-il. Et il est où, ce fameux paradis ?
— A Périlleuse, répondit Snibril.
— Vous êtes cinglé !
A ce moment-là, un rugissement monta de la route. Tous deux se hâtèrent sur les lieux, à l’endroit où se bousculait une immense foule de Dumiis et de Fulgurognes. Snibril se fraya un passage vers l’intérieur et découvrit un Fulgurogne et un soldat qui roulaient sur le sol, en train d’échanger des coups de poing.
Snibril les observa un moment, avant de jeter sa lance à terre.
— Arrêtez ! cria-t-il. Vous êtes des soldats ! Vous n’avez pas le droit de vous battre !
Même les deux pugilistes s’interrompirent pour réfléchir à ce qu’il venait de dire.
— Je ne vous comprends pas ! s’écria Snibril. (Sa voix résonnait entre les poils.) Il y a des ennemis tout autour de nous, et vous vous battez ensemble ! Pourquoi ?
— Ils sont plus près ! lança une voix venue des rangs dumiis.
— Il a dit que j’étais sale ! protesta le Fulgurogne qui se battait.
— Eh bien, c’est la vérité, trancha Snibril. Lui aussi. Tout le monde est sale. Maintenant, remettez-vous debout…
Il s’interrompit. Tous les Dumiis regardaient derrière lui, en direction d’Athan et des Vivants, et Snibril entendit monter les chuchotements.
— Il y a des Vivants avec eux… et ils se battent !
Il tourna son regard vers Athan qui paraissait malheureux, et vint se placer à ses côtés.
— Ne leur laissez pas soupçonner que vous ne vous souvenez plus du futur, dit-il.
— Ils connaissent le futur ! Et ils sont à ses côtés !
— Pourquoi devrions-nous nous battre pour leur compte, s’ils nous traitent ainsi ? demanda un Fulgurogne.
Snibril pivota et souleva le guerrier stupéfait par son revers.
— Vous ne vous battez pas pour leur compte ! Vous vous battez pour le vôtre !
Le Fulgurogne fut surpris, mais pas effrayé.
— Nous nous sommes toujours battus pour notre propre compte, répliqua-t-il. Et nous n’avons jamais été Recensés !
— Non, mais l’Empire était partout autour de vous, n’est-ce pas, et il vous garantissait la sécurité ! Les Dumiis ont maintenu la paix sur la moitié du Tapis ! Tout autour de vous ! Ils ont assuré votre sécurité !
— C’est pas vrai !
— Réfléchissez un peu ! Vous êtes entourés de villes dumiies. Quand elles se défendaient, c’était vous aussi qu’elles défendaient ! Ils se battaient pour de vrai, afin que vous puissiez les combattre pour vous distraire !
Snibril tremblait de fureur.
Le silence régna.
Il reposa le Fulgurogne à terre.
— Je me rends à Uzure, déclara-t-il. Si d’autres veulent m’accompagner, la décision leur appartient…
Personne ne partit, mis à part un petit groupe qui allait escorter les blessés jusqu’à Périlleuse. Deux Vivants les accompagnèrent. La présence de Vivants rassurait énormément les Dumiis. Apparemment, ils estimaient que les Vivants ne se rendaient que dans des lieux sûrs. En tout cas, à leur place, c’est ce qu’ils auraient fait, eux…
Le reste poursuivit sa route. Snibril se retrouva à leur tête ; les Munrungues voulaient le suivre, les Fulgurognes commençaient à se dire que, pour perdre ainsi son sang-froid, il fallait être un roi, et les Dumiis… Eh bien, les soldats dumiis suivaient le sergent Caréus, et le sergent Caréus chevauchait aux côtés de Snibril. Dans la pratique, la plupart des armées sont dirigées par leurs sergents ; les officiers ne sont là que pour donner un peu de classe à l’affaire et éviter que le noble art de la guerre ne dégénère en rixe de bas étage.
Le sergent se retourna à demi sur sa selle et considéra les Fulgurognes.
— Ça fait plaisir d’avoir à nouveau une cavalerie de notre côté, dit-il. Même s’ils sont plus petits à cheval que l’infanterie debout. Je me suis battu contre eux à plusieurs reprises. Ils sont coriaces, les petits sal… euh, tous. J’ai servi sous Flaeus. Il avait du respect pour eux. Il leur fichait la paix. A Uzure, ça a pas beaucoup plu, mais il répétait qu’il valait mieux conserver quelques ennemis sous le coude. Pour garder la main, vous comprenez. Je crois qu’il les aimait bien. Ils sont bizarres, ces petits sal… ces types.
— Flaeus, répéta Snibril sur un ton prudent. Oui. Euh… Au fait, qu’est-ce qu’il est devenu ? Il a fait quelque chose d’affreux ?
— Vous le connaissez ?
— Je… J’en ai entendu parler, répondit prudemment Snibril.
— Il a tué quelqu’un. Un assassin. A ce que j’ai entendu raconter, il voulait éliminer le jeune Empereur au cours de la cérémonie du couronnement. Planqué derrière une colonne, armé d’un arc. Flaeus l’a remarqué juste à temps et a lancé son épée. Il l’a chopé au dernier moment. L’assassin est tombé raide mort. Froid comme la poussière. La flèche a raté Targon de quelques centimètres. C’est marrant, parce que Flaeus a toujours détesté Targon. Il collectionnait les problèmes, avec lui. Il répétait qu’être Empereur, ça devrait pas être héréditaire, qu’on devrait les élire, comme on faisait dans le temps. Ah, il rigolait pas avec l’honnêteté, le général. Oh, c’étaient des disputes à n’en plus finir. Mais après cette histoire, il a fallu le bannir, bien entendu.
— Bien entendu ? Mais pourquoi donc ? s’étonna Snibril.
— Nul n’a le droit de tirer son épée à moins de cinquante pas de l’Empereur, expliqua le sergent.
— Mais il lui a sauvé la vie !
— Ouais, mais y a des règles. Où on irait, sans les règles ?
— Mais…
— Par la suite, l’Empereur a fait changer la loi, et on a envoyé quelqu’un à la recherche du général.
— Il l’a retrouvé ?
— Ouais, probablement. Il est revenu, ligoté en travers de son cheval, avec une pomme dans la bouche. J’ai l’impression que le général n’était pas très content.
Les Fulgurognes sont fous et les Dumiis sont sains d’esprit, se dit Snibril. Et ça ne vaut pas mieux que la folie, sauf que ça fait moins de bruit. Si seulement on arrivait à combiner les deux, on aboutirait à des gens normaux. Comme moi.
— Ah, on se sentirait mieux si on l’avait avec nous, je vous le garantis, conclut le sergent.
— Oui. Hem… Je fais quoi, maintenant ? Il faut dresser le camp pour le soir. Je veux dire… Je ne sais pas le genre d’ordres qu’on donne dans ce cas-là.
Le sergent lui adressa un regard indulgent.
— Vous dites : dressez le camp ici, révéla-t-il.
Un semis de feux de camp piquetait la nuit. C’était le deuxième jour du voyage des quatre races. Jusqu’ici, personne ne s’était encore entre-tué.
Snibril et le sergent s’étaient assurés de la présence d’au moins un Munrungue par feu de camp, afin de jouer les arbitres.
— J’aimerais pouvoir persuader d’autres Vivants de se battre, confia Caréus. J’en ai vu un se servir d’un arc, à l’instant, pendant que les p’tits gars s’entraînaient. Enfin, je veux dire… Ils avaient déjà touché un arc ? Il l’a simplement regardé un moment, et puis il a planté une flèche en plein dans le mille. Pas plus difficile que ça.
— Il vaut peut-être mieux qu’ils ne se battent pas, alors, répondit Snibril. Autant laisser ce genre d’activité à ceux qui se débrouillent moins bien. Quel est notre plan ?
— Notre plan ? J’en sais rien. Je me bats, moi. Je me suis battu toute ma vie. J’ai toujours été un soldat. Tout ce que j’en sais, c’est ce qu’ont dit les estafettes… Toutes les légions rentrent sur Uzure.
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