Elle le regarda avec étonnement. Puis elle comprit. Elle leva les mains et ôta le bandeau orné d’un motif de chrysanthème sans lequel il est presque impossible de chercher correctement la sagesse cosmique en tordant les coudes d’un adversaire à trois cent soixante degrés.
« Non, répondit-elle. Qu’est-ce que vous voulez ?
— J’ai un paquet pour vous », annonça-t-il en le présentant.
L’objet, très mince, faisait une bonne soixantaine de centimètres de long.
« Y a un mot », signala obligeamment Hurecaire. Il passa derrière elle en traînant les pieds tandis qu’elle le dépliait et tenta de lire par-dessus son épaule.
« C’est personnel, protesta Magrat.
— Ah bon ? voulut bien reconnaître Hurecaire.
— Oui !
— On m’a dit que vous m’donneriez la pièce pour la livraison », dit le braconnier. Magrat en trouva une dans sa bourse.
« L’argent forge les chaînes qui entravent les classes laborieuses », le prévint-elle en lui tendant le sou. Hurecaire, qui n’avait jamais de sa vie pensé appartenir à aucune classe laborieuse mais était prêt à écouter quasiment n’importe quel charabia en échange d’un sou, opina d’un air innocent.
« Et j’espère que ça va s’arranger pour votre tête, mademoiselle », dit-il.
Une fois seule dans sa cuisine-dojo, Magrat déballa le paquet. Il contenait une baguette blanche effilée.
Elle relut le mot. Il disait : Je n’ai jamais eu le tant de formé une remplassante, alors c’est toi qui devra le faire. Tu dois allé dans la vile de Genua. Je l’aurais fait moi-même, seulement je ne peu pas pour la bonne raizon que je suie morte. Illon Saturday ne doit PAS marié le prinse. P.-S. C’est importent.
Elle regarda son reflet dans le miroir.
Elle rabaissa les yeux sur le mot.
P.-S.-P.-S. Dis aux deux autres vieilles qu’elles ne doive pas y allé aveque toi, elles bouzilleraient tout.
Ce n’était pas fini.
P.-S.-P.-S.-P.-S. Elle a tandanse à se recalé sur les sitrouilles mais tu atrapera le cou en un rien de tant.
Magrat regarda encore le miroir. Puis baissa les yeux sur la baguette.
En l’espace d’une seconde, la vie, simple jusque-là, s’annonce brusquement pleine de complications à perte de vue.
« Oh, mince, fit-elle. Je suis une marraine fée ! »
Mémé Ciredutemps, immobile, contemplait toujours les fragments étoilés du miroir lorsque Nounou Ogg arriva en courant.
« Esmé Ciredutemps, qu’est-ce que t’as fait ? Ça porte la poisse, ça… Esmé ?
— Elle ? Elle ?
— Ça va ? »
Mémé Ciredutemps plissa un instant les yeux puis secoua la tête comme pour en chasser une pensée inconcevable.
« Quoi ?
— T’es devenue toute pâle. T’ai encore jamais vue aussi pâle. »
Mémé retira lentement un bout de verre de son chapeau.
« Ben… ça m’a fait un coup, la glace qui s’est cassée comme ça… » marmonna-t-elle.
Nounou regarda la main de Mémé Ciredutemps. Elle saignait. Puis elle lui regarda la figure et se dit qu’elle n’admettrait jamais lui avoir regardé la main.
« C’est peut-être un signe, dit-elle en prenant au hasard un sujet moins risqué. Quand quelqu’un meurt, ce genre de chose arrive. Des tableaux qui se décrochent des murs, des pendules qui s’arrêtent… de grandes armoires qui tombent dans les escaliers… ce genre de trucs.
— J’ai jamais cru à ces histoires-là, c’est… Comment ça, des armoires qui tombent dans les escaliers ? » fit Mémé. Elle respirait profondément. Si on n’avait pas connu la réputation de coriace de Mémé Ciredutemps, on aurait pu se figurer qu’elle venait d’éprouver l’émotion de sa vie et qu’elle mourait d’envie de se lancer dans une bonne vieille prise de bec.
« C’est ce qui s’est passé après la mort de ma grand-tante Sophie, expliqua Nounou Ogg. Trois jours, quatre heures et six minutes exactement après son dernier soupir, son armoire est tombée dans les escaliers. Mon Darren et mon Jason essayaient de la passer dans le virage et elle a glissé, comme qui dirait, comme ça. Inquiétant. C’est vrai, quoi, j’allais pas la laisser à son Agathe, tout de même, elle venait voir sa mère que le jour du Porcher, et c’est moi qui me suis occupée de Sophie jusqu’à la fin… »
Mémé se laissa submerger par la litanie habituelle et rassurante des querelles de famille de Nounou tandis qu’elle cherchait les tasses à thé à tâtons.
Les Ogg formaient ce qu’on appelle une famille étendue – en réalité non seulement étendue mais étirée, prolongée et vivace. Aucune feuille de papier normale n’aurait pu retracer leur arbre généalogique, lequel ressemblait de toute façon davantage à un bosquet de palétuviers. Et chacune des branches livrait une vendetta sourde et permanente à toutes les autres, depuis certains incidents célèbres comme « ce que leur Kevin a raconté sur notre Stanislas au mariage de la cousine Diana » et « qui a récupéré les couverts d’argent que tata Emma avait promis de léguer à notre Dorine à sa mort, j’aimerais bien le savoir, merci beaucoup, si ça ne vous embête pas ».
Nounou Ogg, en tant que matriarche incontestée, encourageait tous les partis sans distinction. C’était chez elle ce qui ressemblait le plus à un passe-temps.
La seule famille des Ogg cultivait assez de querelles pour alimenter toute une Sicile d’insulaires moyens pendant un siècle.
Ce qui poussait parfois un étranger inconscient à mettre son grain de sel, voire à faire à un Ogg une réflexion peu flatteuse sur un autre Ogg. Du coup, tous les Ogg sans exception se retournaient contre lui, tous les membres de la famille serraient les rangs comme les pièces d’une machine d’acier bien huilée pour procéder à l’élimination aussi impitoyable qu’instantanée de l’intrus.
Les habitants des montagnes du Bélier tenaient la vendetta des Ogg pour une chance. Imaginer qu’ils puissent retourner leur énergie formidable contre le reste du monde donnait des sueurs froides. Par bonheur, un Ogg n’acceptait de se bagarrer que contre un autre Ogg. C’était la famille…
C’est curieux, la famille, quand on y réfléchit…
« Esmé, ça va ?
— Quoi ?
— Tu fais trembler les tasses comme c’est pas permis ! Et y a du thé renversé sur tout le plateau. »
Mémé baissa un regard vide sur les dégâts et se ressaisit de son mieux.
« C’est pas d’ma faute si ces saletés de tasses sont trop petites », marmonna-t-elle.
La porte s’ouvrit.
« ’jour, Magrat, ajouta-t-elle sans tourner la tête. Qu’est-ce que tu fiches ici ? »
Les grincements spécifiques des gonds l’avaient renseignée. Magrat pouvait même ouvrir une porte en s’excusant.
La jeune sorcière se glissa sans un mot dans la chaumière, la figure rouge comme une tomate, les bras cachés derrière le dos.
« On est juste passées mettre de l’ordre dans les affaires de Desiderata, dit Mémé d’une voix forte.
— Et pas pour chercher sa baguette magique, fit Nounou.
— Gytha Ogg ! »
Nounou Ogg prit un instant l’air coupable puis baissa le nez.
« Pardon, Esmé. »
Magrat ramena les bras par devant.
« Euh… fit-elle avant de rougir davantage.
— Tu l’as trouvée ! s’exclama Nounou.
— Euh… non, dit Magrat sans oser regarder Mémé dans les yeux. Desiderata me l’a… donnée. »
Le silence crépita et bourdonna.
« Elle te l’a donnée, à toi ? fit Mémé Ciredutemps.
— Euh… oui. »
Nounou et Mémé échangèrent un regard.
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