Pour Nounou Ogg, Gredin restait le chaton adorable qui courait par terre après les pelotes de laine.
Pour le reste du monde, c’était un matou monstrueux, un paquet de forces vitales incroyablement indestructibles dans une peau qui ressemblait moins à un pelage qu’à un morceau de pain oublié dans un coin humide pendant quinze jours. Les étrangers le prenaient souvent en pitié à cause de ses oreilles absentes et de sa tête qui donnait l’impression qu’un ours avait campé dessus. Ils ne pouvaient pas le savoir, mais c’était parce que Gredin, par fierté féline, essayait de combattre ou de violer absolument tout, jusques et y compris un triqueballe à quatre chevaux. Les chiens méchants gémissaient et se cachaient sous les escaliers lorsque Gredin se baladait dans la rue. Les renards restaient à l’écart du village. Les loups faisaient un détour.
« C’est rien qu’un gros bébé », dit Nounou.
Gredin posa sur Mémé Ciredutemps un regard jaune de malveillance suffisante, comme les chats en réservent à ceux qui ne les aiment pas, et se mit à ronronner. Gredin devait être le seul chat capable de ricaner et ronronner en même temps.
« Et puis, reprit Nounou, les sorcières sont censées aimer les chats.
— Pas les chats comme lui, sûrement pas.
— T’es pas très chat, Esmé, voilà », dit Nounou en serrant et câlinant Gredin.
Jason Ogg prit Magrat à part. « Notre Sean m’a lu dans l’almanach qu’y avait des bêtes sauvages affreuses dans les pays étrangers, chuchota-t-il. Monstrueuses, pleines de poils et qui sautent sur les voyageurs, qu’il disait, l’almanach. J’ai peur de ce qui arriverait si elles sautaient sur môman et Mémé. »
Magrat leva les yeux sur sa grosse figure rougeaude.
« Vous ferez attention qu’il leur arrive rien, hein ? poursuivit Jason.
— T’inquiète pas, dit-elle en espérant qu’il n’aurait effectivement pas à s’inquiéter. Je ferai de mon mieux. »
Jason hocha la tête. « C’est qu’il disait, l’almanach, que certaines d’ces bêtes-là étaient déjà en voie d’extinction. »
Le soleil était déjà bien levé lorsque les trois sorcières montèrent en spirales dans le ciel.
Leur départ avait été retardé un moment à cause de l’indocilité du balai de Mémé Ciredutemps, dont le démarrage nécessitait toujours des galopades interminables. Il n’avait jamais l’air de comprendre ce qu’on lui demandait jusqu’à ce qu’on le pousse à fond de train. Les nains réparateurs de partout avaient avoué leur impuissance devant l’engin. Ils avaient remplacé le manche et les brins des dizaines de fois.
Lorsqu’il finit par prendre son envol, ce fut dans un concert d’acclamations.
Le tout petit royaume de Lancre n’occupait guère plus qu’un large rebord taillé dans le flanc des montagnes du Bélier. Derrière lui, des pics acérés et de sombres vallées sinueuses se lançaient à l’assaut de l’arête massive des chaînes centrales.
Devant, le terrain chutait abruptement vers les plaines de Sto, la brume bleutée de régions boisées, la vaste étendue d’un océan et, quelque part au milieu de tout ça, la tache brunâtre connue sous le nom d’Ankh-Morpork.
Une alouette chanta, ou plutôt lança les premières notes de son chant. La pointe du chapeau de Mémé Ciredutemps qui montait à sa rencontre par en dessous lui fit complètement perdre le rythme.
« Moi, j’vais pas plus haut, fit la sorcière.
— Si on monte assez haut, on verra où on va, dit Magrat.
— T’as dit que t’avais regardé les cartes de Desiderata.
— Mais ç’a l’air différent vu d’ici. Y a plus de choses qui… qui dépassent. Mais je crois qu’il faut aller… par là .
— T’es sûre ? »
La mauvaise question à poser à une sorcière. Surtout quand la personne qui la pose est Mémé Ciredutemps.
« Certaine », répondit Magrat.
Nounou Ogg leva les yeux sur les hautes cimes.
« Y a beaucoup de grosses montagnes par là », dit-elle.
Elles s’élevèrent, palier après palier, mouchetées de neige, traînant en altitude des fanions interminables de cristaux de glace. Personne ne skiait dans les hautes montagnes du Bélier, du moins au-delà de quelques mètres et d’un cri décroissant. Personne n’y courait en chantant en jupe paysanne. Ce n’étaient pas des montagnes agréables. Plutôt le genre où les hivers allaient passer leurs vacances d’été.
« Y a des cols et des machins qui les traversent, dit Magrat d’une voix hésitante.
— Forcément », fit Nounou.
Quand on sait y faire, on peut se servir de deux miroirs comme suit : on les place de telle sorte qu’ils se réfléchissent l’un l’autre. Car si les images peuvent voler un peu de votre âme, des images d’images peuvent vous fortifier, vous nourrir en retour de vous-même, vous donner de la puissance…
Et votre image se reproduit à l’infini, en reflets de reflets de reflets, et chaque image est identique, tout au long de l’arc de lumière.
Sauf que c’est faux.
Les miroirs contiennent l’infini.
L’infini contient davantage de choses qu’on n’imagine.
Tout, déjà.
Y compris l’avidité.
Parce qu’il y a un million de milliards d’images et une seule âme pour l’ensemble.
Les miroirs donnent beaucoup, mais ils se servent copieusement.
Les montagnes se déroulaient et laissaient apparaître d’autres montagnes. Les nuages s’amoncelaient, lourds et gris.
« Je suis sûre qu’on va dans la bonne direction », dit Magrat. La roche glacée défilait à n’en plus finir. Les sorcières volaient le long d’un dédale de petits canyons sinueux, tous identiques. « Ouais, fit Mémé.
— Ben, vous me laissez pas voler assez haut, dit Magrat.
— Il va neiger des cordes d’ici une minute », fit Nounou Ogg.
C’était le début de soirée. La lumière du jour s’écoulait des vallées en altitude comme de la crème anglaise.
« Je croyais… qu’il y aurait des villages, des choses comme ça, dit Magrat, où acheter des produits locaux intéressants et trouver un abri dans des huttes grossières.
— On trouve même pas de trolls par ici », fit Mémé.
Les trois balais descendirent en vol plané dans une vallée dénudée, simple encoche au flanc de la montagne.
« Et fait vachement froid », ajouta Nounou Ogg. Elle sourit. « Pourquoi elles sont grossières, les huttes, au fait ? »
Mémé Ciredutemps descendit de son balai pour observer les rochers autour d’elle. Elle ramassa un caillou et le renifla. Elle s’approcha tranquillement d’un tas d’éboulis qui, pour Magrat, ressemblait à n’importe quel autre tas d’éboulis, et le tâta du pied.
« Hmm », fit-elle.
Quelques cristaux de neige lui atterrirent sur le chapeau.
« Ouais, ouais, fit-elle encore.
— Qu’est-ce que vous faites, Mémé ? demanda Magrat.
— J’réfléchis. »
Mémé s’approcha du versant abrupt de la vallée et le longea d’un pas nonchalant, sans quitter la roche des yeux. Nounou Ogg la rejoignit. « À cette altitude ? fit-elle.
— J’crois.
— Un peu haut pour eux, non ?
— Vont partout, les p’tits saligauds. Y en a un qu’a débarqué dans ma cuisine, une fois. Il suivait un filon, qu’il disait.
— Pour ça, c’est des p’tits cons.
— Ça vous ennuierait de me dire ce que vous faites ? demanda Magrat. Qu’est-ce que ç’a d’intéressant, des tas de cailloux ? »
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