— Écoute, dit Mémé en montant à bord, la rivière, elle, connaît le chemin pour sortir des montagnes, et nous non. On se servira des balais plus tard, quand le paysage sera moins farfelu.
— Et on pourra se reposer un peu », dit Nounou en s’asseyant.
Magrat regarda ses aînées s’installer confortablement à l’arrière comme deux poules se calant sur leur nid.
« Vous savez ramer ? demanda-t-elle.
— On a pas besoin de savoir, nous », répondit Mémé.
Magrat hocha tristement la tête. Puis un soupçon de contestation pointa brièvement le bout d’un aileron.
« Je crois que je ne sais pas non plus, risqua-t-elle.
— Pas grave, fit Nounou. Si on voit que tu te trompes, on te le dira, n’aie crainte. À la revoyure, votre royauté. »
Magrat soupira et empoigna les rames.
« C’est le bout aplati qui va dans l’eau », la renseigna obligeamment Mémé.
Les nains leur firent au revoir de la main. La barque dériva au milieu du cours d’eau, évoluant lentement dans le rond de lumière d’une lanterne. Magrat s’aperçut que tout ce qu’elle avait à faire, c’était de la garder pointée du bon côté dans le courant.
Elle entendit Nounou s’étonner : « Ça me dépasse, ça, qu’ils s’acharnent toujours à faire écrire des runes invisibles sur leurs portes. J’veux dire, tu payes un mage pour qu’il t’écrive des runes invisibles sur ta porte, comment tu sais que t’en as pour ton argent ? »
Elle entendit Mémé répondre : « Pas de souci. Si tu les vois pas, alors tu sais que t’as bien des runes invisibles. »
Elle entendit Nounou reprendre : « Ah, ça doit être ça. Bon, voyons voir ce qu’on a pour le déjeuner. » Suivit un bruissement.
« Ouais, ouais, ouais.
— C’est quoi, Gytha ?
— D’la citrouille.
— D’la citrouille à quoi ?
— D’la citrouille à rien. D’la citrouille à la citrouille.
— Ben, j’imagine qu’ils ont beaucoup de citrouilles, dit Magrat. Vous savez comment c’est à la fin de l’été, ça se bouscule dans le jardin. J’ai épuisé mes idées de recettes de légumes au vinaigre ou en conserve pour rien laisser perdre… »
Dans la faible lumière elle distingua la figure de Mémé ; on y lisait qu’il ne lui avait sûrement pas fallu beaucoup de temps pour les épuiser, ses idées.
« Moi, déclara Mémé, j’ai jamais fait de légumes au vinaigre de ma vie.
— Mais vous aimez pourtant ça, les condiments », s’étonna Magrat. Les sorcières et les condiments allaient ensemble comme… Elle hésita devant l’association de pêches et de crème qui lui soulevait le cœur et préféra terminer mentalement par : des choses qui vont bien ensemble. La vue de l’unique dent rescapée de Nounou Ogg à l’œuvre sur un oignon au vinaigre faisait monter les larmes aux yeux.
« C’est sûr, j’aime ça, dit Mémé. Je m’arrange pour qu’on me les offres.
— Tu sais, fit Nounou en fouillant les recoins du panier, chaque fois que j’ai affaire à des nains, je pense à des oursins constipés.
— Sales petits radins. Si tu savais les prix qu’ils veulent me faire payer quand j’emmène mon balai à réparer, dit Mémé.
— Oui, mais vous payez jamais, fit remarquer Magrat.
— C’est pas la question, répliqua Mémé Ciredutemps. Ils devraient pas avoir le droit de pratiquer des prix pareils. C’est du vol qualifié.
— Je vois pas comment ça peut être du vol si vous payez pas, insista Magrat.
— J’paye jamais rien. On me laisse jamais payer. J’y peux rien si on me fait sans arrêt des cadeaux, tout de même ? Quand je marche dans la rue, y a toujours des gens à me courir après avec des gâteaux juste sortis du four, de la bière fraîche et des vêtements qu’ils ont à peine portés. « Oh, madame Ciredutemps, veuillez accepter ce panier d’œufs », qu’ils disent. Les gens sont toujours très gentils. Les gens, quand on les traite bien, ils vous rendent la pareille. C’est une affaire de respect. Rien avoir à payer, termina-t-elle sévèrement, c’est ça, être sorcière.
— Tiens, c’est quoi ? » fit Nounou en sortant un petit paquet. Elle s’affaira sur le papier et déballa plusieurs disques marrons et durs.
« Ma parole, fit Mémé Ciredutemps, je retire tout ce que j’ai dit. C’est le fameux pain de nain, ça. Ils en donnent pas à n’importe qui. »
Nounou en cogna le bord de la barque. Le pain rendit à peu près le même son creux qu’une règle qu’on maintient au bord d’un bureau et qu’on fait vibrer : Boioioing .
« Paraît que ça rassit jamais, même quand on le garde des années, dit Mémé.
— Ça permet de tenir des jours et des jours », ajouta Nounou Ogg.
Magrat tendit le bras, prit un des pains aplatis, essaya de le rompre et renonça.
« Ça se mange ? demanda-t-elle.
— Oh, j’crois pas que ça se mange, répondit Nounou. C’est davantage pour, disons…
— … permettre de tenir, termina Mémé. Paraît que… »
Elle s’arrêta.
Par-dessus le bruit de la rivière et des gouttes d’eau qui tombaient parfois du plafond elles entendaient toutes à présent le clapotis d’une autre embarcation qui se rapprochait.
« On nous suit ! » souffla Magrat.
Deux lueurs pâles apparurent à la limite du cercle de lumière de la lanterne. Il s’agissait en fin de compte des yeux d’une petite créature grise ressemblant vaguement à une grenouille qui pagayait vers les sorcières sur une bûche.
Elle atteignit la barque. De longs doigts mouillés attrapèrent le bord et une figure sinistre s’éleva à la hauteur de celle de Nounou Ogg.
« ’lut, fit la figure. C’est mon anniversssaire. »
Les trois sorcières la fixèrent un moment. Puis Mémé Ciredutemps empoigna une rame et lui en flanqua un méchant coup sur le crâne. Il y eut un plouf et des jurons qui s’éloignèrent.
« Sale petit connard, conclut Mémé alors qu’elles continuaient leur route. M’avait l’air d’un fouteur de merde.
— Ouais, approuva Nounou Ogg. Trop visqueux pour être honnête. Faut s’en méfier d’ceux-là.
— Je me demande ce qu’il voulait ? » fit Magrat.
Une demi-heure plus tard, la barque sortit d’une caverne, poussée par le courant, et enfila une gorge étroite bordée de falaises. De la glace luisait sur les parois et des congères de neige s’entassaient sur certains affleurements.
Nounou Ogg promena autour d’elle un regard candide, puis elle fourragea quelque part dans les profondeurs de ses nombreux jupons et en extirpa une petite bouteille. Suivit un glouglou.
« Doit y a voir un bon écho par ici, j’en suis sûre, dit-elle au bout d’un moment.
— Ah non, pas ça, fit Mémé d’un ton sans appel.
— Pas ça quoi ?
— Tu vas pas chanter ta chanson.
— Pardon, Esmé ?
— J’vais pas plus loin si tu insistes pour chanter ta chanson.
— De quelle chanson tu parles ? demanda innocemment Nounou.
— Tu sais bien à laquelle je pense, répliqua Mémé d’un ton glacial. Chaque fois que tu te soûles, tu la chantes, et ça me déçoit beaucoup.
— Je m’souviens pas d’une chanson pareille, Esmé, dit humblement Nounou Ogg.
— Celle du rongeur qui peut pas… qu’on peut pas… intéresser aux choses de la vie.
— Oh, fit Nounou qui rayonna lorsqu’elle comprit enfin, tu parles du Hérisson peut jamais se faire met…
— C’est celle-là !
— Mais c’est traditionnel . Et puis, dans les pays étrangers, personne comprendra les paroles.
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