« Très accueillant », fit Mémé. Elle s’approcha d’une grande bâtisse qui arborait au-dessus de la porte une enseigne illisible sous la crasse. Elle frappa deux coups sourds au battant.
« Ouvrez ! ordonna-t-elle.
— Non, non, c’est pas comme ça qu’il faut s’annoncer », intervint Magrat. Elle se fraya un passage à coups d’épaule et tapa doucement à la porte. « Excusez-moi ! Voyageurs authentiques !
— Voyageurs quoi ?
— C’est ce qu’il faut dire, la renseigna Magrat. Toute auberge est obligée d’ouvrir aux voyageurs authentiques et de leur porter secours.
— Ah bon ? fit Nounou d’un air intéressé. Une bonne chose à savoir, je trouve. »
La porte restait close.
« Laisse-moi essayer, dit Nounou. J’connais un peu de jargon étranger. »
Elle martela le battant.
« You ouvrir, ali-baba, fissa, et dare-dare », débita-t-elle.
Mémé Ciredutemps écoutait attentivement.
« C’est ça, parler étranger, hein ?
— Shane, mon petit-fils, est marin, dit Nounou Ogg. C’est pas croyable, les mots qu’il apprend dans les pays étrangers.
— Sûrement, fit Mémé. Et j’espère qu’ils sont plus efficaces pour lui. »
Elle cogna encore à la porte. Laquelle s’ouvrit cette fois, très lentement. Une figure pâle pointa son nez.
« Excusez-moi… » commença Magrat.
Mémé força sur la porte. Le propriétaire de la figure s’appuyait contre le battant ; les trois sorcières entendirent ses chaussures racler le plancher lorsqu’il fut doucement repoussé en arrière.
« Que la paix soit sur cette maison », lança négligemment Mémé. C’était toujours une bonne entrée en matière pour une sorcière. Les gens imaginaient alors les autres éventualités auxquelles ils échappaient et se rappelaient d’un coup les gâteaux du jour, le pain frais ou les ballots de vieux vêtements encore mettables qui auraient pu momentanément leur sortir de la tête.
On avait l’impression qu’une de ces autres éventualités avait déjà frappé les lieux.
C’était une auberge, si l’on peut dire. Les trois sorcières n’avaient jamais vu ambiance aussi morne de toute leur vie. Il y avait pourtant du monde. Une bonne vingtaine de figures pâles posèrent sur elles des regards solennels depuis des bancs le long des murs.
Nounou Ogg renifla.
« Bon d’là, fit-elle. Que d’aulx ! » Effectivement, des têtes d’ail pendaient à foison de toutes les poutres. « On met jamais trop d’ail, moi j’dis toujours. Je vais m’plaire ici, j’vois ça. »
Elle hocha la tête à l’intention d’un homme au visage blême derrière le comptoir.
« Bonne à journée, maille goûte sœur ! Drei bières porc faveur wiz nous, bidet jaune.
— Qu’est-ce qu’un bidet jaune vient faire là-dedans ? demanda Mémé.
— C’est de l’étranger pour “s’il vous plaît ”, répondit Nounou.
— J’suis prête à parier que non, fit Mémé. T’invente au fur et à mesure. »
L’aubergiste, qui partait du principe tout bête que les visiteurs qui passaient la porte venaient pour boire, leur tira trois bières.
« Tu vois ? fit une Nounou triomphante.
— J’aime pas la façon qu’ils ont tous de nous regarder, dit Magrat tandis que Nounou continuait de bredouiller son espéranto maison à l’aubergiste embarrassé. Y a un homme là-bas qui m’a fait un grand sourire. »
Mémé Ciredutemps s’assit sur un banc, en prenant bien garde de mettre le moins possible de sa personne en contact avec le bois, au cas où l’état d’étranger serait une maladie transmissible.
« Là, fit Nounou en s’amenant d’un air important avec un plateau, facile comme tout. Je l’ai engueulé jusqu’à ce qu’il comprenne.
— Ç’a m’a l’air horrible, dit Mémé.
— Saucisson à l’ail et pain aillé. Ce que j’préfère.
— Vous auriez dû prendre quelques légumes frais, reprocha Magrat la diététicienne.
— C’est ce que j’ai fait. Y a de l’ail, répondit joyeusement Nounou en taillant une généreuse tranche de saucisson à faire monter les larmes aux yeux. Et j’crois bien avoir vu ce qui ressemblait à des oignons au vinaigre sur une des étagères.
— Oui ? Alors va nous falloir au moins deux chambres pour cette nuit, dit Mémé d’un air sombre.
— Trois », la corrigea aussitôt Magrat.
Elle risqua un autre regard circulaire. Les villageois silencieux les fixaient intensément, la figure empreinte d’une tristesse pleine d’espoir ; elle ne voyait pas comment décrire autrement leur expression. Évidemment, toute personne qui passait beaucoup de temps en compagnie de Mémé Ciredutemps et de Nounou Ogg finissait par s’habituer à ce qu’on la fixe des yeux ; les deux vieilles sorcières étaient du genre à occuper l’espace jusqu’à la dernière miette. Et les habitants de la région ne rencontraient sans doute pas souvent de têtes nouvelles, ne serait-ce qu’à cause des forêts impénétrables. Et le spectacle époustouflant de Nounou Ogg mangeant un saucisson avec un plaisir extrême laissait loin derrière même son numéro d’oignons au vinaigre.
Et pourtant… les clients avaient une façon de les fixer…
Dehors, au cœur de la forêt, un loup hurla.
Les villageois assemblés frissonnèrent à l’unisson, comme s’ils avaient répété la scène. Le patron leur chuchota quelque chose. Ils se levèrent à regret et sortirent à la queue leu leu en s’efforçant de rester groupés. Une vieille femme posa un moment la main sur l’épaule de Magrat, secoua tristement la tête, soupira et détala. Mais Magrat y était également habituée. On la plaignait souvent quand on la voyait en compagnie de Mémé.
Le patron finit par venir vers elles en titubant, une torche allumée à la main, et leur fit signe de le suivre.
« Comment vous lui avez fait comprendre pour les lits ? demanda Magrat.
— J’y ai dit : Hé m’sieur, youp-la-boum presse tôt kif-kif numéro trois », la renseigna Nounou Ogg.
Mémé Ciredutemps fit l’essai tout bas et hocha la tête. « Ton p’tit Shane doit beaucoup voyager, c’est sûr, fit-elle observer.
— D’après lui, ça marche à tous les coups », dit Nounou Ogg.
Il n’y avait en fait que deux chambres en haut d’un long escalier tortueux et grinçant. Magrat en obtint une pour elle toute seule. Même le patron avait l’air de tenir à cette répartition. Il s’était montré très empressé.
Mais elle aurait préféré qu’il n’insiste pas autant pour barrer les volets. Magrat aimer dormir la fenêtre ouverte. Elle se retrouvait maintenant dans un local noir et mal aéré.
En tout cas, songea-t-elle, c’est moi la marraine fée. Les autres ne font que m’accompagner.
Elle s’examina d’un œil désespéré dans le tout petit miroir fendillé de la chambre, puis elle s’allongea avant d’écouter ses aînées de l’autre côté du mur épais comme du papier à cigarette.
« Pourquoi tu retournes le miroir vers le mur, Esmé ?
— J’aime pas qu’il me regarde comme ça.
— Il te regarde que si, toi, tu le regardes, Esmé. »
Un silence, puis : « Hé, c’est pour quoi faire, ce truc rond comme un boudin, dis ?
— M’est avis que ça doit être un oreiller, Esmé.
— Ha ! J’appelle pas ça un oreiller, moi. Et y a même pas de couvertures convenables. Comment s’appelle ce machin, tu disais ?
— Je crois que ça s’appelle un duvit, Esmé.
— Nous, on appelle ça un édredon, là d’où je viens. Ha ! »
Un répit. Puis :
« Tu t’es brossé la dent ? »
Une autre pause. Puis :
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