— Vous ne pouvez pas être un bon fabricant de jouets si vous ne racontez pas d’histoires aux enfants », intervint Lilith en se penchant en avant.
L’artisan leva les yeux vers le visage voilé.
« J’en connais pas, dit-il.
— Vous n’en connaissez aucune ?
— J’pourrais leur con-conter comment on manufacture des jouets », tremblota le petit vieux.
Lilith reprit sa position sur son siège. Il était impossible de distinguer son expression sous le voile.
« Ce serait, je crois, une bonne idée que les gardes du peuple ici présents vous conduisent là où vous apprendrez sûrement à chanter, dit-elle. Au bout de quelque temps, vous arriverez même à siffler, je le sens. Ce serait merveilleux, non ? »
Le vieux baron entretenait des cachots épouvantables. Lilith les avait fait repeindre et remeubler. Avec des tas de miroirs.
Une fois l’audience levée, une des spectatrices présentes s’éclipsa par les cuisines du palais. Les gardes de la porte latérale ne firent rien pour l’empêcher de passer. Cette personne occupait une place très importante dans le champ réduit de leurs existences.
« Bonjour, madame Aimable. »
Elle s’arrêta, plongea la main dans son panier et sortit deux cuisses de poulet rôti.
« J’essaye une nouvelle qualité d’glaçage à la cacahuète, dit-elle. J’aimerais avoir votre opinion à vous autres, les gars. »
Ils acceptèrent les cuisses avec reconnaissance. Tout le monde aimait voir madame Aimable. Elle obtenait des résultats époustouflants à partir d’un poulet, tels que le volatile devait être heureux qu’on l’ait tué.
« Asteure je m’en sors quérir des herbes », dit-elle.
Ils la regardèrent s’éloigner comme une grosse flèche décidée en direction de la place du marché au bord du fleuve. Puis ils mangèrent leurs cuisses de poulet.
Madame Aimable passa d’un air affairé parmi les étals du marché ; elle prenait grand soin d’avoir l’air affairé. Même à Genua, il y avait toujours quelqu’un prêt à raconter une histoire. Surtout à Genua. Elle était cuisinière, alors elle s’affairait. Elle veillait aussi à rester grosse et d’une humeur joyeuse, une humeur par bonheur déjà naturelle chez elle. Elle veillait à garder les bras enfarinés en toute occasion. Si elle flairait le moindre soupçon à son endroit, elle lâchait un « cré bon d’là ! » ou autre exclamation dans le genre. Jusqu’à présent, ça lui avait apparemment réussi.
Elle chercha l’enseigne. Et la trouva. Sur le piquet de toit d’un étal par ailleurs rempli de cages de poules, corbleus, grues de Chantier et autres volatiles, se tenait perché un jeune coq noir. Le docteur vaudou était là.
Au moment où elle posait l’œil sur lui, le coq tourna la tête vers la cuisinière.
Un peu à l’écart du reste des étals se dressait une petite tente, semblable à beaucoup d’autres du marché. Un chaudron bouillonnait devant sur un feu de charbon de bois. Des bols attendaient à côté, ainsi qu’une louche et une assiette remplie de pièces. Des pièces assez nombreuses ; on payait la préparation de madame Gogol le prix qu’on voulait, et l’assiette était à peine assez grande.
Le liquide épais contenu dans le chaudron était d’un marron peu appétissant. Madame Aimable se servit une bolée et attendit. Madame Gogol avait certains talents.
Au bout d’un moment, une voix demanda depuis la tente : « Qui ça d’neuf, man Aimable ?
— L’a bouclé le manufacturer de jouets, répondit la cuisinière dans le vide. Et hier c’était l’vieux Devereaux, l’aubergiste, par rapport qu’il était pas gros et qu’il avait pas une bonne figure rougeaude. Ça fait quatre ce mois-ci.
— Entré donc, man Aimable. »
Il faisait sombre et chaud sous la tente. Un autre feu y brûlait, sur lequel cuisait une autre marmite. Madame Gogol, penchée dessus, touillait. Elle fit signe à la cuisinière de prendre un soufflet.
« Attisé donc un tibrin ces charbons et on allé voir ça qu’on allé voir », dit-elle.
Madame Aimable obéit. Elle ne se servait pas personnellement de magie, sauf en cas de besoin, pour réussir un roux ou faire lever un pain, mais elle respectait sa pratique chez les autres. Surtout les autres du genre de madame Gogol.
Les charbons de bois flamboyèrent, chauffés à blanc. Le liquide épais dans la marmite se mit à bouillonner. Madame Gogol fouilla la vapeur des yeux.
« Qu’esse-vous faites, madame Gogol ? demanda la cuisinière avec inquiétude.
— Moin essayé voir ça qui va rivé », répondit la femme vaudou. Sa voix tomba dans le grondement rocailleux typique des devins.
Madame Aimable loucha dans la masse agitée.
« Quèqu’un va manger des chevrettes ? fit-elle obligeamment.
— Voyez ce bout d’okra ? fit madame Gogol. Voyez les pattes di crabe qui viré monté, là ?
— C’est pas vot’habitude d’picaillonner sus l’crabe, dit madame Aimable.
— Voyez gros bulles côté les feilles d’okra ? Voyez qui mannyè ça tounwayé alantou l’onion rouge ?
— J’vois ça ! J’vois ça ! fit madame Aimable.
— Et vous sav qui ça védi ?
— Ça veut dire que ça sera joliment bon !
— Assirément, fit madame Gogol d’un ton affable. Et ça védi des gens s’en vini.
— Ouh-là ! Combien ? »
Madame Gogol plongea une cuiller dans la masse effervescente et goûta.
« Trois », répondit-elle. Elle se lécha les babines d’un air songeur. « Trois femmes. »
Elle plongea la cuiller une deuxième fois.
« Tené, goûté, fit-elle. Epi aussi un chat. C’é visible au sassafras. » Elle se lécha encore les lèvres. « Gris. Borgne. » Elle explora de la langue une dent creuse. « Li resté pli qui… zyé gauche. »
Madame Aimable ouvrit la bouche toute grande.
« Vini touvé vous d’abo, avant moi, dit madame Gogol. Vous allé les mené ici. »
Madame Aimable regarda le sourire sinistre de la femme vaudou puis à nouveau la mixture dans la marmite.
« Font tout ce chemin pour goûter vot’cuisine ? demanda-t-elle.
— Videmment. » Madame Gogol se rassit. « Vous allé voir tifille dans maison blanc ? »
Madame Aimable hocha la tête. « La ’tite Braise, répondit-elle. Ouais. Chaque fois que j’peux. Quand les Sœurs s’en vont au palais. Elles lui ont fait peur affreux, madame Gogol. »
Elle baissa une nouvelle fois les yeux sur la marmite puis les releva sur sa vis-à-vis.
« Vous voyez vraiment… ?
— Assirément z’avé quèchose qui tjuit sur le feu ? fit madame Gogol.
— Ouais. Ouais. » Madame Aimable sortit à reculons mais à regret. Puis elle s’arrêta. Quand elle se plantait quelque part on avait du mal à la déplacer contre sa volonté.
« Cette Lilith, elle clame qu’elle arrive à voir l’monde entier dedans des miroirs », dit-elle d’un ton vaguement accusateur.
Madame Gogol secoua la tête.
« Tout ça on voit dans les mirois c’é soi-menm, dit-elle. Mais dans un bon gombo on touvé tout. »
Madame Aimable opina. C’était bien connu. Elle n’allait pas contester.
Madame Gogol secoua tristement la tête une fois la cuisinière partie. Une femme vaudou en était réduite à user de toutes sortes de stratagèmes pour avoir l’air au courant, mais elle se sentait légèrement honteuse de laisser une femme honnête croire qu’elle lisait l’avenir dans une marmite de gombo. Car tout ce qu’on lisait dans une marmite de gombo de madame Gogol, c’était que l’avenir promettait à coup sûr un fameux repas.
En réalité, elle l’avait lu dans un bol de jambalaya qu’elle avait préparé plus tôt.
Читать дальше