Nounou Ogg regarda tour à tour Magrat et Mémé d’un air espiègle. « On pourrait peut-être appeler ça Virginal… » commença-t-elle.
Une saute de vent bouscula les trois balais et les souleva en tournoyant. Suivit un bref moment de panique tandis que les sorcières reprenaient leurs engins en main.
« Des tas de conneries, marmonna Mémé.
— Ben quoi, ça fait passer le temps », dit Nounou Ogg.
Mémé contempla d’un œil morose la verdure en contrebas.
« On trouverait jamais personne pour ça, fit-elle. Des tas d’âneries. »
Cher Jason and familly,
Au verseau de l’autre côté, tu trouveras ci-joint le dessin d’un endroit où un roi est mort et enterré, je me demande bien pourquoi. C’est dans un village où on s’est arrêtées hier soire. On a mangé des machins durs à mâcher qu’on aurait jamais crus des escargots cuits, pas mauvais du tout. Esmé en a repris trois foies avant d’apprendre ce que c’était et elle a passé un savon au cuisinier. Magrat a été malade toute la nuit rien que d’y panser et elle a eu la darrière. Bien à vous, votre MAMAN chérie. P.-S. Les cabinets par ici sont DEGOUTTANTS, ils sont à LINTERIEUR, bravo pour l’HIGEINE.
Plusieurs jours passèrent.
Dans une petite auberge paisible d’un pays minuscule, Mémé Ciredutemps examinait d’un œil extrêmement méfiant le plat posé sur la table devant elle. Le patron rôdait autour avec l’expression affolée de qui sait, d’emblée, qu’il ne sortira pas vainqueur de la partie.
« De la bonne cuisine familiale toute simple, fit la sorcière. C’est tout ce que j’demande. Vous me connaissez. J’suis pas du genre exigeant. On dira pas le contraire. Je veux un plat tout bête, voilà. Pas de graisse ni de machins dans ce goût-là. Ça fait un drôle d’effet de trouver quelque chose dans sa laitue et de s’entendre dire que c’est ce qu’on a commandé. »
Nounou Ogg se coinça sa serviette dans l’encolure de la robe sans répliquer.
« C’est pareil là où on a mangé hier soir, poursuivit Mémé. On aurait pu croire qu’avec des sandwichs on risquait rien, pas vrai ? Enfin quoi… des sandwichs ? Y a pas plus simple au monde. On voit pas comment même des étrangers pourraient rater des sandwichs. Hah !
— Ils appellent pas ça des sandwichs, Mémé, intervint Magrat dont les yeux s’attardaient sur la poêle à frire du patron. Ils appelaient ça… Je crois qu’ils appelaient ça “orgasmabord”.
— Z’étaient bons, fit Nounou Ogg. Moi, j’ai un faible pour le hareng mariné.
— Ils devaient nous prendre pour des gourdes, on a bien vu qu’ils avaient pas mis la tranche du dessus, triompha Mémé. Enfin, j’leur ai dit ce que j’en pensais ! Le prochain coup, ils y regarderont à deux fois avant de dépouiller les gens d’une tranche de pain qui leur revient de droit !
— Ça, sûrement, fit Magrat d’un air sinistre.
— Et j’supporte pas cette manie de donner des noms bizarres aux plats : on finit par plus savoir ce qu’on mange, renchérit Mémé, résolue à passer en revue tous les travers de la cuisine internationale. Moi, j’aime quand le nom annonce la couleur, comme… ben… pet-de-nonne ou… ou…
— Bouille-à-baise », ajouta Nounou distraitement. Elle surveillait l’évolution des crêpes, l’eau à la bouche.
« Exactement. Des plats bien honnêtes. Tiens, ce qu’on nous a servi à midi. J’dis pas que c’était mauvais, fit Mémé, magnanime. Pour d’la cuisine étrangère, évidemment. Mais ils appelaient ça des délices de quenouille, ça veut dire quoi, ça ?
— Des cuisses de grenouilles », rectifia étourdiment Nounou.
Dans le silence qui suivit on entendit Mémé avaler une grande goulée d’air tandis que Magrat verdissait légèrement. Nounou Ogg réfléchit alors plus vite qu’elle ne l’avait fait depuis longtemps.
« C’est pas des vraies grenouilles, s’empressa-t-elle d’ajouter. Comme quand on parle de crapaud-dîne, c’est juste un poulet rôti aplati. Un pseudo-mime rigolo.
— Moi, j’trouve pas ça rigolo », répliqua Mémé. Elle se tourna pour jeter un regard mauvais aux crêpes.
« Au moins, ils risquent pas de saboter une bonne crêpe, dit-elle. Comment ils appellent ça par ici ?
— Crêpe sanisette, je crois », répondit Nounou.
Mémé s’abstint de tout commentaire. Mais elle observa d’un œil à la fois sinistre et satisfait le patron qui terminait sa préparation et lui adressait un sourire d’espoir.
« Ah, il voudrait maintenant qu’on les mange, dit-elle. Il s’amuse à mettre le feu dedans, et il voudrait qu’on les mange ! »
On aurait pu par la suite tracer sur une carte les déplacements des sorcières à travers le continent au moyen d’une espèce d’étude démographique. On ne trouverait pas de sitôt, dans des cuisines paisibles tendues de rangs d’oignons au sein de villages endormis chaudement nichés au milieu des collines, des aubergistes dont la première réaction serait de se cacher derrière la porte, pris de contractions nerveuses, dès qu’un étranger entrerait à l’office.
Cher Jason,
Il fait bien plus chaud ici. D’après Magrat c’est parce qu’on s’écarte du Moyeu. C’est drôle, l’argent est différent. Faut le changer contre un autre argent qu’a toutes sortes de formes et qui ressemble pas à du bon argent, moi je trouve. On laisse Esmé s’en occupée, elle obtient un très bon taux de changement, c’est pas croyable. Magrat a dit qu’elle va écrire un livre qui s’appellera « Voyager à une piastre par jour », et ce sera toujours la même piastre. Esmé commence à vivre comme une étrangère, hier elle a ôté son châle, si ça continue elle va danser sur les tables. Voici une image d’un pont célèbre, je sais plus lequel. Milles bizous, MAMAN.
Le soleil martelait de ses rayons la rue pavée et notamment la cour d’une petite auberge.
« On a du mal à croire, fit Magrat, que chez nous c’est l’automne.
— Ombré ? Mucho vino con zei, grasse chiasse. »
L’aubergiste, qui ne comprenait pas un traître mot et, de bonne composition, ne méritait sûrement pas qu’on le traite d’ombré, sourit à Nounou. Il aurait souri à n’importe quel client doté d’une telle capacité illimitée à boire.
« Quand même, j’supporte pas ça, toutes ces tables dehors dans la rue », dit Mémé, quoique pas trop durement. Il faisait une douceur agréable. Elle aimait pourtant bien l’automne, c’était une saison qu’elle attendait toujours avec impatience, mais à son âge il était plaisant de savoir qu’il arrivait à des centaines de kilomètres de là pendant son absence.
Sous la table, Gredin somnolait sur le dos, les pattes en l’air. De temps en temps il sursautait tandis qu’il combattait des loups en rêve.
« D’après les notes de Desiderata, dit Magrat en tournant prudemment les pages raides, ils organisent ici à la fin de l’été une cérémonie traditionnelle spéciale ; ils laissent des tas de taureaux courir dans la rue.
— Ça doit valoir le coup d’œil, fit Mémé Ciredutemps. Pourquoi ils font ça ?
— Pour que tous les jeunes gens leur courent après et montrent leur courage, répondit Magrat. Apparemment, ils leur prennent leur rosette. »
Читать дальше