Un éventail d’expressions se déploya sur la figure ridée de Nounou Ogg comme un banc de nuages au-dessus d’une plaine volcanique.
« Drôle d’idée, dit-elle enfin. Pourquoi ils font ça ?
— Elle donne pas beaucoup d’explications », répondit Magrat. Elle tourna une autre page. Ses lèvres remuèrent tandis qu’elle lisait. « Qu’est-ce que ça veut dire “ cojones” ? »
Elles haussèrent les épaules.
« Hé, faudrait peut-être ralentir sur la boisson, dit Mémé alors qu’un serveur déposait une nouvelle bouteille devant Nounou Ogg. Une boisson verte, ça m’inspire pas confiance, à moi.
— C’est pas vraiment de la boisson, répliqua Nounou. D’après l’étiquette, c’est préparé avec des herbes. On fait pas de boisson sérieuse avec seulement des herbes. Tiens, goûte. »
Mémé renifla la bouteille débouchée.
« Ça sent l’anis, dit-elle.
— C’est marqué “absinthe” sur la bouteille.
— Oh, ça, c’est un autre nom de l’armoise, intervint Magrat qui s’y connaissait en herbes. D’après mon herbier, c’est fouverain pour les troubles de l’eftomac et ça facilite la digeftion.
— Là, tu vois, fit Nounou. Des herbes. Comme qui dirait un médicament. » Elle en versa une dose généreuse à ses deux collègues. « Bois un coup, Magrat. Ça va t’regonfler, c’est très fain pour les feins. »
Mémé Ciredutemps délaça discrètement ses chaussures. Elle se demandait même si elle n’allait pas enlever son gilet. Elle n’avait sans doute pas besoin des trois.
« Faudrait qu’on y aille, dit-elle.
— Oh, j’en ai marre du balai, fit Nounou. Après deux heures de manche, j’ai le beau Tom tout raide. »
Elle regarda les deux autres, l’air d’attendre. « C’est de l’étranger, ça veut dire “cul”, ajouta-t-elle. Mais c’est marrant, parce que des fois le cul c’est le fond d’une bouteille ou d’une jatte, et un cul-de-jatte, c’est un manchot des jambes. Marrant, ça, les mots.
— On est mortes de rire, fit Mémé.
— Le fleuve est large par ici, dit Magrat. Y a de gros bateaux. Je suis jamais montée sur un vrai bateau. Vous savez ? Ceux qui coulent pas facilement ?
— Le balai, ça convient mieux aux sorcières », répliqua Mémé, sans grande conviction toutefois. Elle ne disposait pas du vocabulaire anatomique international de Nounou, mais certaines parties de son anatomie dont elle n’aurait jamais avoué connaître le nom protestaient avec véhémence.
« J’les ai vus, ces bateaux, dit Nounou. Ils ressemblent à de grands radeaux avec des maisons posées dessus. On doit à peine se rendre compte qu’on est sur un bateau, Esmé. Hé là ! à quoi il joue ? »
L’aubergiste était sorti en courant et rentrait les petites tables pimpantes. Il adressa un signe de tête à Nounou et parla avec précipitation.
« Je crois qu’il veut qu’on rentre à l’intérieur, dit Magrat.
— Moi, j’ai envie de rester dehors, fit Mémé. J’AI ENVIE DE RESTER DEHORS, MERCI », répéta-t-elle. Mémé remédiait au problème des langues étrangères en répétant ses phrases plus fort et plus lentement.
« Hé là ! t’arrêtes de vouloir nous enlever notre table ! » cracha Nounou en tapant sur les mains de l’importun.
L’aubergiste se remit à parler à toute vitesse et montra le bout de la rue.
Mémé et Magrat lancèrent un regard interrogateur à Nounou. Laquelle haussa les épaules.
« J’ai rien compris, reconnut-elle.
— ON EST TRÈS BIEN LÀ OÙ ON EST, MERCI », dit Mémé. Les yeux de l’aubergiste croisèrent les siens. L’homme renonça, agita les mains d’un air exaspéré et regagna ses locaux.
« Ils se figurent pouvoir profiter de nous parce qu’on est des femmes », dit Magrat. Elle étouffa discrètement un rot et reprit la bouteille verte. Son ventre allait déjà beaucoup mieux.
« Ça, c’est bien vrai. V’savez quoi ? fit Nounou Ogg. Je m’suis barricadée dans ma chambre hier soir et y a pas un homme qu’a même essayé de forcer ma porte.
— Gytha Ogg, des fois tu… » Mémé s’arrêta en apercevant quelque chose par-dessus l’épaule de Nounou.
« Y a tout un troupeau de vaches qui s’amène dans la rue », dit-elle.
Nounou retourna sa chaise.
« Sûrement cette histoire de taureaux dont parlait Magrat, fit-elle. Ça doit valoir le coup d’œil. »
Magrat leva la tête. Tout au long de la rue, des gens tendaient le cou par les fenêtres du deuxième étage. Une mêlée de cornes, de sabots et de muscles fumants s’approchait à vive allure.
« Y a des gens au-dessus qui nous regardent en rigolant », fit-elle observer d’un ton accusateur.
Sous la table, Gredin s’agita et se remit sur le ventre. Il ouvrit son œil valide, le braqua sur les taureaux qui arrivaient et s’assit sur son derrière. On allait sûrement s’amuser.
« En rigolant ? » fit Mémé. Elle leva les yeux. Les riverains postés en hauteur donnaient effectivement l’impression de s’amuser d’une bonne blague.
Ses yeux s’étrécirent.
« On va continuer comme si de rien n’était, déclara-t-elle.
— C’est quand même de gros taureaux, fit observer une Magrat nerveuse.
— Nous, ça nous regarde pas, dit Mémé. Ça nous regarde pas si une bande d’étrangers s’excite pour un oui pour un non. Passe-moi plutôt le vin d’herbes. »
Pour autant que s’en souvenait Lagro te Kabona, aubergiste, les événements avaient dû se dérouler comme suit :
C’était au moment du lâcher de taureaux. Et les folles restaient tranquillement assises à boire de l’absinthe comme si c’était de l’eau ! Il avait essayé de les ramener à l’intérieur, mais la vieille, la maigre, lui avait crié dessus. Alors il les avait abandonnées à leur sort mais avait laissé la porte ouverte – en général on comprenait vite quand les taureaux déboulaient dans la rue poursuivis par les jeunes gens du village. Celui qui chipait la grande cocarde rouge entre les cornes du plus gros taureau y gagnait la place d’honneur à la fête du soir, sans oublier – et Lagro sourit en se revoyant quarante ans plus tôt – certaines relations aussi informelles qu’agréables avec les jeunes femmes du cru pendant les semaines qui suivaient…
Et les folles restaient tranquillement assises.
Le taureau de tête avait marqué une certaine hésitation. Devant pareille indifférence inexplicable pour son cerveau, sa nature le poussait à mugir en donnant quelques coups de sabot par terre afin de lancer les silhouettes visées dans une fuite divertissante, mais un problème autrement plus urgent se posait : vingt autres taureaux le talonnaient.
Et ce problème-là n’avait même pas été le plus urgent, car la vieille, l’affreuse tout en noir, s’était levée, lui avait marmonné quelque chose et balancé une claque entre les deux yeux. Ensuite l’horrible boulotte dont le ventre avait l’élasticité et la contenance d’une citerne galvanisée était tombée à la renverse de sa chaise en riant aux éclats tandis que la jeune – enfin celle plus jeune que les deux autres – se mettait à taper sur les taureaux comme sur autant de canards.
Après quoi la rue s’était emplie de bovins aussi furieux que perplexes et de jeunes gens hurlant de terreur. C’est une chose de courir après un troupeau de taureaux paniqués, une autre de s’apercevoir qu’ils veulent d’un coup rebrousser chemin au galop.
Depuis l’abri de sa fenêtre de chambre, l’aubergiste entendait les viragos échanger des braillements. La boulotte n’arrêtait pas de rire et de lancer une espèce de cri de guerre – « EssayelemotducavalierEsmé ! » – puis la plus jeune, qui se frayait un chemin au milieu des bêtes comme si mourir encorné n’arrivait qu’aux autres, avait trouvé le taureau de tête et lui avait pris sa cocarde, l’air aussi inquiète qu’une grand-mère retirant une épine de la patte d’un chat. Elle l’avait brandie comme si elle ne savait pas de quoi il s’agissait ni ce qu’elle devait en faire…
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