Magrat et Nounou, assises sur une couchette, observaient un silence accablé.
« J’ai un p’tit creux, fit Mémé. J’ai senti une odeur de ragoût en cours de route, on pourrait aller voir, non ? Qu’est-ce que vous en dites ? »
Les deux autres continuaient de fixer le plancher.
« J’imagine qu’il reste de la citrouille, répondit Magrat. Et puis y a toujours le pain de nain.
— Y a toujours du pain de nain », répliqua machinalement Nounou. Elle leva les yeux, la mine honteuse.
« Euh… Esmé… Euh… tu sais, l’argent…
— L’argent qu’on t’a confié pour que tu le mettes en sûreté dans ta culotte ? » fit Mémé. Certains détails dans le tour que prenait la conversation rappelaient les premiers cailloux épars qui dégringolent avant un glissement de terrain de grande magnitude.
« C’est de cet argent-là que j’veux parler… Euh…
— L’argent dans le gros sac de cuir, celui qu’on devait dépenser en faisant très attention ?
— Tu vois… l’argent…
— Oh, cet argent-là.
— … y en a plus… termina Nounou.
— Volé ?
— Elle l’a perdu au jeu , dit Magrat d’un ton à la fois supérieur et horrifié. Avec des hommes .
— C’était pas du jeu d’argent ! cracha Nounou. Je joue jamais aux jeux d’argent ! Ils étaient pas bons aux cartes ! J’ai gagné des tas de parties !
— Mais t’as quand même perdu de l’argent », rétorqua Mémé.
Nounou Ogg baissa encore les yeux et marmonna quelque chose.
« Quoi ? fit Mémé.
— Je dis que j’les ai gagnées presque toutes, répéta Nounou. Puis je m’suis dit que ça nous ferait un peu de sous, tu vois, pour dépenser en ville, et j’ai toujours été bonne à monsieur l’oignon l’andouille…
— Alors t’as décidé de miser gros.
— Comment tu sais ?
— Une intuition, fit Mémé d’un air las. Et tout d’un coup tous les autres ont eu de la chance, c’est ça ?
— Un truc bizarre.
— Hmm.
— Ben, c’est pas du jeu d’argent, dit Nounou. C’en était pas, d’après moi. Ils étaient nuls quand j’ai commencé à jouer. On risque rien quand on joue contre un nul. Ça tombe sous le sens.
— On avait presque quatorze piastres dans ce sac, dit Magrat, sans compter l’argent étranger.
— Hmm. »
Mémé Ciredutemps s’assit sur la couchette et tambourina des doigts sur la boiserie. Son regard se perdait dans le vague. Le terme d’« empalmeur » n’était jamais parvenu à son versant des montagnes du Bélier où les autochtones, amicaux et directs, avaient tendance à carrément clouer la main du coupable à la table sans faire d’histoire ni se soucier du nom qu’il se donnait. Mais la nature humaine est la même partout.
« T’es pas fâchée, hein, Esmé ? s’inquiéta Nounou.
— Hmm.
— J’espère que je retrouverai vite un autre balai quand on rentrera chez nous.
— Hm… quoi ?
— Après avoir perdu tout l’argent, elle a misé son balai, dit Magrat d’une voix triomphante.
— Est-ce qu’il nous reste quelque chose ? » demanda Mémé. Un ratissage de poches et jambes de culottes diverses ramena quarante-sept sous.
« Bon », fit Mémé. Elle rafla le tout. « Ça devrait suffire. Pour commencer, en tout cas. Où ils sont, ces hommes ?
— Qu’est-ce que vous allez faire ? demanda Magrat.
— Je vais jouer aux cartes, répondit Mémé.
— Vous pouvez pas faire ça ! s’exclama Magrat qui venait de reconnaître la lueur dans l’œil de Mémé. Vous allez pas vous servir de la magie pour gagner ! Faut pas se servir de magie pour gagner ! Faut pas forcer les lois du hasard ! C’est pas bien ! »
Le bateau tenait de la ville flottante, et dans la nuit embaumée personne n’avait envie de rester enfermé. Le pont plat était parsemé de groupes de nains, de trolls et d’humains qui se prélassaient au milieu de la cargaison. Mémé se faufila entre eux et se dirigea vers le salon qui s’étirait sur presque toute la longueur du bâtiment. Des bruits de festivités en sortaient.
Les bateaux à aubes étaient le moyen de transport le plus rapide et le plus commode pour parcourir des centaines de kilomètres. À bord on trouvait de tous les genres, comme disait Mémé, et les navires qui descendaient le fleuve étaient bondés d’un certain type d’opportunistes à l’approche de midi gras.
Elle pénétra dans le salon. Un spectateur éventuel aurait pu croire la porte magique. Avant de la passer, Mémé Ciredutemps marchait comme d’habitude à grandes enjambées. Mais dès qu’elle l’eut franchie, elle se transforma soudain en une vieille femme voûtée qui se déplaçait en clopinant et dont la vue seule aurait ému tous les cœurs.
Elle s’approcha du comptoir et s’arrêta. Derrière trônait le plus grand miroir qu’elle avait jamais vu. Elle le regarda fixement, mais l’objet lui parut sans danger. Bon, il allait falloir risquer le coup.
Elle se voûta un peu plus et s’adressa au barman.
« Exquiouse mie, jeune manne », commença-t-elle [15] Un peu de Nounou Ogg avait déteint sur son entourage.
.
Le barman lui jeta un regard indifférent sans cesser d’astiquer un verre.
« Qu’esse je peux faire pour toi, la vieille ?
Une brève lueur éclaira fugitivement la mine d’imbécillité sénile de Mémé.
« Oh… vous me comprenez ? s’étonna-t-elle.
— On en voit de tous les genres sus l’fleuve, répondit le barman.
— Je m’demandais si vous auriez l’amabilité de me prêter un… jeu de cartes, je crois que ça s’appelle, chevrota Mémé.
— Ça veut faire une partie de vieux garçon, hein ? »
Une autre lueur glaciale passa dans les yeux de Mémé tandis qu’elle répondait : « Non. Rien qu’une patience. J’aimerais essayer d’attraper l’coup. »
Il tendit la main sous le comptoir et jeta un paquet graisseux vers la sorcière.
Elle se confondit en remerciements et s’éloigna en trottinant vers une petite table dans l’ombre où elle étala quelques cartes au hasard sur le plateau maculé de ronds de verres avant de les regarder fixement.
C’est quelques minutes plus tard seulement qu’une main douce se posa sur son épaule. Elle leva les yeux sur un visage amical et ouvert auquel on prêterait sans hésiter ses économies. Une dent en or scintilla lorsque l’homme prit la parole.
« Excusez-moi, bonne mère, dit-il, mais mes amis et moi… (il fit un geste en direction d’autres visages accueillants autour d’une table voisine) nous nous sentirions plus rassurés si vous acceptiez de vous joindre à nous. C’est très risqué pour une femme de voyager seule. »
Mémé Ciredutemps lui adressa un gentil sourire puis fit un geste vague en direction de ses cartes.
« J’arrive jamais à me rappeler si les “uns”, ça vaut plus ou moins que les images, dit-elle. Si ça continue, j’vais oublier ma tête, j’crois bien ! »
Ils éclatèrent tous de rire. Mémé clopina jusqu’à l’autre table. Elle s’installa à la place libre, ce qui lui mettait le miroir juste derrière l’épaule.
Elle sourit toute seule puis se pencha avec impatience.
« Bon, dites-moi, fit-elle, comment on joue à ce jeu, alors ? »
Toutes les sorcières ont une conscience aiguë des contes. Elles les sentent, de la même façon qu’un baigneur dans un petit étang sent une truite inopinée.
Connaître le mécanisme des contes, c’est presque avoir partie gagnée.
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