Par exemple, quand un pigeon indéniable s’assied en compagnie de trois tricheurs chevronnés et demande « Comment on joue à ce jeu, alors ? », c’est que quelqu’un va bientôt y perdre jusqu’à ses dernières dents.
Magrat et Nounou Ogg étaient assises côte à côte sur la couchette étroite. Nounou chatouillait distraitement le ventre de Gredin qui ronronnait.
« Elle va se mettre dans un sale pétrin si elle se sert de la magie pour gagner, dit Magrat. Et elle aime pas perdre, vous le savez », ajouta-t-elle.
Mémé Ciredutemps n’était pas bonne perdante. Elle considérait la défaite comme un inconvénient qui n’arrivait qu’aux autres.
« C’est son négo, dit Nounou Ogg. Tout l’monde en a un. Un négo. Et elle en a un bien gros. Évidemment, c’est normal d’avoir un gros négo quand on est sorcière.
— Elle va se servir de la magie, c’est sûr, dit Magrat.
— C’est tenter le Destin d’user de magie dans un jeu de hasard. Tricher, ça va. C’est correct, comme qui dirait. Tu comprends, tout le monde peut tricher. Mais se servir de la magie… ben, c’est tenter le Destin.
— Non. Pas le Destin », rectifia mystérieusement Magrat.
Nounou Ogg frissonna.
« Allez, fit Magrat. On peut pas la laisser faire ça.
— C’est son négo, répéta Nounou d’une petite voix. C’est affreux, ça, un gros négo. »
« J’ai, fit Mémé, trois petites images de rois, des machins comme ça, et trois de ces cartes rigolotes avec un “un” marqué dessus. »
Les trois hommes, la mine épanouie, échangèrent des clins d’œil.
« Un triple oignon ! dit celui qui avait amené Mémé à la table et s’appelait, avait-elle appris, monsieur Lefranc.
— Et c’est bien, hein ? demanda Mémé.
— Ça veut dire que vous gagnez une fois de plus, chère madame ! » Il poussa vers elle une pile de pièces.
« Bon sang, s’exclama Mémé. Ça veut dire que j’ai… combien ça fait ?… presque cinq piastres maintenant ?
— C’est à n’y rien comprendre, dit monsieur Lefranc. Ça doit être la fameuse chance des débutants, non ?
— La misère nous guette si ça continue, fit un de ses compagnons.
— Elle va nous prendre jusqu’à nos chemises, c’est sûr, renchérit le troisième. Haha.
— Je crois qu’on ferait mieux d’abandonner tout de suite, dit monsieur Lefranc. Haha.
— Haha.
— Haha.
— Oh, j’veux continuer, moi, fit Mémé en souriant d’un air inquiet. J’commence juste à comprendre.
— Alors, autant nous donner une petite chance de regagner un peu de ce qu’on a perdu, haha, dit monsieur Lefranc. Haha.
— Haha.
— Haha.
— Haha. Qu’est-ce que vous dites d’un enjeu d’une demi-piastre ? Hah.
— Oh, à mon avis elle va vouloir un enjeu d’une piastre, une joueuse comme elle, fit le troisième homme.
— Haha. »
Mémé baissa les yeux sur son tas de pièces. L’espace d’un instant elle parut hésiter puis comprit visiblement qu’elle ne risquait pas de perdre grand-chose, vu la façon dont les cartes la favorisaient.
« Oui ! dit-elle. Une piastre l’enjeu ! » Elle s’empourpra. « Passionnant, hein ?
— Ouais », fit monsieur Lefranc. Il attira le paquet de cartes vers lui.
Il y eut un bruit horrible. Les trois hommes regardèrent fixement du côté du comptoir où des éclats de miroir pleuvaient sur le plancher.
« Qu’est-ce qui se passe ? »
Mémé lui fit un doux sourire de grand-mère. Elle ne s’était pas retournée, semblait-il.
« À mon avis, le verre qu’il nettoyait à dû lui glisser de la main et voler en plein dans le miroir, dit-elle. J’espère qu’il aura pas à le rembourser sur son salaire, le pauvre. »
Les hommes échangèrent des regards.
« Allons, dit Mémé, ma piastre attend. »
Monsieur Lefranc contempla nerveusement l’encadrement dévasté. Puis il haussa les épaules.
Son mouvement débloqua autre chose ailleurs. On entendit un claquement assourdi, comme une souricière procédant aux derniers sacrements. Monsieur Lefranc blêmit et s’étreignit la manche. Un petit bidule métallique composé de ressorts et de tiges tordues tomba. Un as de tasse tout chiffonné s’y trouvait emmêlé.
« Oups », fit Mémé.
Magrat observait le salon par la fenêtre. « Qu’est-ce qu’elle fait maintenant ? souffla Nounou Ogg.
— Elle sourit encore », répondit Magrat.
Nounou Ogg secoua la tête. « Négo », dit-elle.
Mémé Ciredutemps jouait d’une manière qui met les joueurs professionnels dans une rage folle dans tout le multivers.
Elle tenait ses cartes bien serrées au creux des mains à deux doigts de sa figure et n’en laissait dépasser qu’un petit bout de chaque. Elle les fixait d’un regard noir comme pour les défier de la décevoir. Et elle ne les quittait jamais des yeux, semblait-il, sauf pour suivre la donne. Elle prenait aussi beaucoup trop son temps. Mais jamais aucun risque.
Au bout de vingt-cinq minutes elle avait perdu une piastre et monsieur Lefranc transpirait. À trois reprises déjà Mémé lui avait obligeamment fait remarquer qu’il distribuait par mégarde des cartes du dessous du paquet, et elle avait demandé un autre jeu « parce que, regardez, celui-là il a plein de petites marques au dos ».
C’étaient ses yeux, voilà. Deux fois il s’était couché avec un brelan d’oignon parfaitement valable pour s’apercevoir qu’elle n’avait en main qu’un double pain minable. Puis, la troisième fois, croyant avoir compris sa tactique, il avait demandé à voir et jeté une bonne quinte droit dans la gueule d’un pentacle d’oignon que la vieille peau devait patiemment se constituer depuis une éternité. Ensuite… – ses phalanges blanchirent – ensuite l’horrible, l’abominable harpie s’était exclamée : « J’ai gagné ? Avec toutes ces petites cartes ? Ben mince… j’ai une de ces veines ! »
Elle s’était alors mise à fredonner en regardant son jeu. Normalement, les trois compères auraient dû apprécier ce genre de détail. Les tapoteurs de dents, les hausseurs de sourcils, les frotteurs d’oreilles, c’était comme la chaussette pleine d’argent sous le matelas pour qui savait déchiffrer leurs manies. Mais l’effroyable vieille bique était aussi transparente qu’un boulet de charbon. Et le fredonnement était… insistant. On se surprenait à vouloir suivre l’air. Il donnait des picotements dans les dents. Puis on la regardait d’un œil morne étaler une minable quinte intermittente devant la paire d’oignon encore plus minable qu’on lui opposait tandis qu’elle s’étonnait : « Quoi ? Encore moi ? »
Monsieur Lefranc tâchait à toute force de se rappeler comment on jouait sans dispositif de manche, sans miroir complaisant ni jeu marqué. Contre un fredonnement qui tenait du crissement d’ongle sur un tableau noir.
En plus de ça, la terrible vieille ne savait même pas bien jouer.
Au bout d’une heure elle avait gagné quatre piastres et, lorsqu’elle lança « J’ai vraiment de la chance ! », monsieur Lefranc se mordit violemment la langue.
Puis il hérita d’un grand oignon d’entrée. Il n’existait aucun moyen réaliste de surpasser un grand oignon. C’était une combinaison qu’on n’avait en main qu’une ou deux fois dans toute une vie.
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