Le silence soudain avait affecté même les taureaux. Dans leurs tout petits cerveaux injectés de sang ils avaient senti une anomalie. Ils étaient gênés.
Heureusement, les horribles bonnes femmes étaient parties l’après-midi même à bord d’un bateau fluvial. Avant ça, l’une d’elles avait récupéré son chat qui venait d’acculer un taureau désorienté de deux cents kilos et cherchait à le jeter en l’air, histoire de jouer un peu avec lui.
Ce soir-là, Lagro te Kabona avait tenu à se montrer très, très gentil avec sa vieille mère.
L’année suivante le village organisa un festival floral et personne ne parla jamais, jamais plus, de la Fête des taureaux.
Du moins pas devant les hommes.
La grande roue à aubes brassait l’épaisse soupe brune du fleuve. La force motrice était fournie par plusieurs dizaines de trolls sous un auvent qui crapahutaient sur une courroie sans fin. Des oiseaux chantaient dans les arbres sur les berges lointaines. Le parfum des hibiscus flottait au-dessus de l’eau, éclipsant presque celui du fleuve, mais pas tout à fait hélas.
« Alors ça, fit Nounou Ogg, c’est mieux. »
Elle s’étendit sur la chaise longue et se tourna vers Mémé Ciredutemps qui fronçait les sourcils pour se concentrer à fond sur sa lecture.
Les lèvres de Nounou s’étirèrent en un sourire mauvais.
« Tu sais comment il s’appelle, ce fleuve ? demanda-t-elle.
— Non.
— S’appelle le Old Woman .
— Ah bon ?
— T’sais ce que ça veut dire ?
— Non.
— Le Vieille Femme.
— Ah bon ?
— Les mots changent de sexe dans les pays étrangers », expliqua Nounou d’un ton encourageant.
Mémé ne broncha pas.
« M’étonne pas », murmura-t-elle. Nounou s’affaissa.
« C’est un des livres de Desiderata, non ?
— Oui », répondit Mémé. Elle se lécha dignement le pouce et tourna la page.
« Elle est partie où, Magrat ?
— S’allonger dans la cabine, répondit Mémé sans lever les yeux.
— Mal au ventre ?
— À la tête cette fois. Maintenant tu te tais, Gytha. Je lis, moi.
— Ça parle de quoi ? » demanda Nounou avec entrain.
Mémé Ciredutemps soupira et posa le doigt sur la page pour marquer où elle s’arrêtait. « De la ville où on va, dit-elle. Genua. Desiderata la trouve décadente. »
Le sourire de Nounou resta figé.
« Oui ? fit-elle. C’est bien, non ? J’suis encore jamais allée dans une ville. »
Mémé Ciredutemps marqua une pause. Elle réfléchissait depuis un moment. Elle n’était pas du tout sûre du sens du mot « décadent ». Elle avait écarté celui de « qui possède dix dents » – certains, comme par exemple Nounou, étaient bien « unidents ». Quel que soit son sens, Desiderata avait jugé nécessaire de le noter par écrit. Mémé Ciredutemps ne faisait pas trop confiance aux livres comme source d’informations, mais là elle n’avait pas le choix.
Elle sentait vaguement que le mot « décadent » avait un rapport avec des rideaux qu’on n’ouvrait pas de toute la journée.
« Elle dit que c’est aussi une ville d’art, d’esprit et de culture, reprit Mémé.
— On y sera très bien alors, fit Nounou avec assurance.
— Réputée pour la beauté de ses femmes, qu’elle dit ici.
— On sera dans notre élément, pas de problème. »
Mémé tournait délicatement les pages. Desiderata s’était intéressée à des tas de sujets de tous les horizons du Disque. D’un autre côté, elle n’avait pas écrit pour d’autres lecteurs qu’elle-même, aussi ses notes tendaient-elles au laconisme et tenaient-elles du mémorandum plutôt que du compte rendu cohérent.
Mémé lut : À prézent L. gousverne la ville comme une éminense grise, et il paraît que le baron S. a été tué, noyé dans le fleuve. C’était un homme mauvais, mais moins que L. à mon avis, car elle prétend qu’elle veut faire un Royaume Majique, un Séjour de Paix et de Bonneur, alors que tout le monde cherche des spions à chaque coin de rue et que personne ose dire ce qu’il pense, car qui oserait protester contre le Maie fait au nom du Bonneur et de la Paix ? Les rues sont toutes propres et les aches asfûtées. Mais au moins B. est à l’abri, pour l’instant. L. a des progets pour elle. Et madame G., qui était le béguain du baron, se cache dans les marais et résiste avec de la magie marécagière, mais on peut pas lutter contre la majie des miroirs qui n’est que reflet.
Les marraines fées vont par deux, Mémé le savait. Il y avait donc Desiderata et… et L. Mais qui était cette personne dans le marais ?
« Gytha ? fit Mémé.
— Q’donc ? lâcha Nounou qui s’assoupissait.
— D’après Desiderata, y a une femme qu’est l’bègue de quelqu’un.
— Sans doute une métaflore.
— Oh, fit Mémé d’un air sombre, ce genre de truc. »
Mais personne peut empêcher Maredi Gras, continua-t-elle de lire . S’il y a quelque chose à faire, c’est au moment du Samedi soir des morts, le dernier soire du carnavale, la nuit à mi-chemin entre la vie et la mort, quand la majie envahit les rues. Si L. est vilenérable, c’est à ce moment-là, car le carnavale, c’est tout ce qu’elle déteste…
Mémé Ciredutemps se rabattit son chapeau sur les yeux afin de les protéger du soleil.
« D’après le livre, ils ont un grand carnaval tous les ans, fit-elle. Quelque chose comme mardi gras, ça s’appelle, c’est pas bien écrit.
— C’est midi gras, ça veut dire qu’on y mange beaucoup, expliqua Nounou Ogg, la linguiste internationale. Ouaitère ! Etcetra gross Mint Tulip ouize littel bol de pinutes, porc faveur ! »
Mémé Ciredutemps referma le livre.
Elle n’allait évidemment pas l’avouer à un tiers, surtout à une autre sorcière, mais plus Genua approchait, moins elle se sentait sûre d’elle.
L’autre l’attendait à Genua. Après tout ce temps ! Elle l’avait regardée depuis le miroir ! En souriant !
Le soleil cognait dur. La sorcière tenta de lui résister. Mais tôt ou tard elle devrait céder. Il allait lui falloir ôter un autre gilet.
Nounou passa un moment à dessiner des cartes pour sa famille puis bâilla. C’était une sorcière qui aimait le bruit et le monde autour d’elle. Nounou Ogg commençait à s’ennuyer. Le bateau était grand, il tenait de l’auberge flottante et elle avait la certitude qu’on devait s’amuser quelque part.
Elle posa son sac sur son siège et partit en quête d’un pas de flâneur.
Les trolls continuaient de crapahuter.
Le soleil était rouge, gras et bas sur l’horizon lorsque Mémé Ciredutemps se réveilla. Elle jeta à la ronde un regard coupable depuis l’abri de son chapeau, des fois qu’on aurait remarqué qu’elle dormait. S’assoupir dans la journée n’arrivait qu’aux vieilles femmes, et Mémé Ciredutemps était une vieille femme seulement quand ça l’arrangeait.
L’unique témoin était Gredin, en boule sur la chaise longue de Nounou. Son œil valide contemplait la sorcière mais il n’était pas aussi terrifiant que l’autre, l’aveugle, au regard figé d’un blanc laiteux.
« J’réfléchissais à la marche à suivre », marmonna-t-elle au cas où.
Elle referma le livre et s’en repartit à grands pas vers sa cabine. Pas très spacieuse, la cabine. Certaines, celles de luxe, paraissaient immenses, mais, sans doute à cause du vin d’herbes et du reste, Mémé ne s’était pas sentie d’attaque pour user de son Influence et en obtenir une.
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