— Je vous croyais contre elle, dit Magrat.
— Parfaitement ! Mais j’aime pas voir les gens agir bêtement. Ces trucs-là, ça sert à rien, Magrat Goussedail, même toi tu… Oh, non, elle va pas remettre ça… »
Le baron éclata de rire lorsqu’une troisième tentative s’enfonça dans le sol sans causer le moindre dégât. Il brandit alors sa canne. Deux courtisans s’écroulèrent face la première.
Lili Ciredutemps, qui reculait toujours, buta contre le pied du grand escalier.
Le baron s’avança sans se presser.
« Vous voulez essayer autre chose, ma p’tite dame ? » demanda-t-il.
Lili tendit les deux mains.
Les trois sorcières la sentirent : une aspiration terrible alors que Lili s’efforçait de concentrer toute la puissance disponible dans les parages.
Dehors, l’unique garde encore debout s’aperçut qu’il ne se battait plus contre un homme mais seulement contre un matou enragé, ce qui ne le réjouissait pas pour autant. Gredin se retrouvait en effet avec deux jeux de griffes supplémentaires.
Le prince poussa un hurlement.
Un hurlement long, allant en decrescendo, qui se termina en croassement quelque part au ras du sol.
Le baron Saturday fit un pas, un seul, appuyé, délibéré, et il n’y eut plus de croassement.
Les tambours se turent d’un coup.
Alors tomba un vrai silence, que troublait uniquement le froufrou de la robe de Lili qui gravissait les marches à toute allure.
« Mési, mesdames, dit une voix derrière les sorcières. Pouvez vous écarté, souplaît ? »
Elles se retournèrent. Madame Gogol était là qui tenait Braise par la main. Elle portait à l’épaule un gros sac brodé de couleurs vives.
Toutes trois regardèrent la femme vaudou faire descendre les marches à la jeune fille et la conduire à travers la masse silencieuse des invités.
« Ça non plus, c’est pas normal, dit Mémé tout bas.
— Quoi ? fit Magrat. Quoi ? »
Le baron Saturday donna un coup de sa canne par terre.
« Vous me connaissez, dit-il. Tous vous me connaissez. Vous savez qu’on m’a tué. Et maintenant me voici. On m’a assassiné, et qu’est-ce que vous avez fait… ?
— Et vous, madame Gogol, vous avez fait quoi ? marmonna Mémé. Non, on va pas laisser passer ça.
— Chhhut, j’entends pas ce qu’il dit, protesta Nounou.
— Il leur dit qu’ils peuvent le reprendre comme dirigeant, ou alors Braise, la renseigna Magrat.
— Ils auront madame Gogol, grommela Mémé. Elle sera la… l’éminence grasse.
— Ben quoi, elle est pas mal, dit Nounou.
— Dans le marais, oui, fit Mémé. Avec quelqu’un pour faire contrepoids, elle est pas mal. Mais une madame Gogol dictant sa conduite à toute une ville… là, ça va plus. La magie est bien trop importante pour servir à diriger une population. Et puis Lili se contentait de faire tuer les gens ; madame Gogol, elle, les emploierait en plus à couper du bois ou à d’autres travaux après leur mort. Je pense qu’au bout d’une vie bien remplie, on a droit à un peu de repos une fois décédé.
— Se laisser vivre, quoi », dit Nounou.
Mémé baissa les yeux sur sa robe blanche.
« Je préférerais mes anciens vêtements, dit-elle. Le noir, c’est la couleur normale pour une sorcière. »
Elle descendit les marches à grands pas et se mit les mains en porte-voix.
« You-hou ! Madame Gogol ! »
Le baron Saturday s’arrêta de parler. Madame Gogol fit un signe de tête à Mémé.
« Oui, manzèl Ciredutemps ?
— Madame, rectifia sèchement Mémé avant d’adoucir à nouveau sa voix. Ça colle pas, vous savez. C’est elle qui devrait diriger la ville, c’est normal. Jusqu’ici vous avez utilisé la magie pour l’aider, rien à dire. Mais ça s’arrête là. La suite dépend d’elle. On fait pas les choses bien avec la magie. On empêche seulement de les faire mal. »
Madame Gogol se dressa de toute sa taille impressionnante. « Qui vous êtes pou di ce que moin peux fè et pas fè ?
— On est ses marraines fées, répondit Mémé.
— C’est vrai, confirma Nounou.
— Et on a une baguette, ajouta Magrat.
— Mé vous détesté lé marraines fées, man Ciredutemps, dit madame Gogol.
— On est d’un autre genre, fit Mémé. De celui qui donne aux gens ce dont ils sont sûrs d’avoir besoin, et non ce qu’ils se croient obligés de vouloir. »
Dans la foule fascinée, un certain nombre de lèvres remuèrent tandis que leurs propriétaires s’efforçaient de comprendre.
« Alo vous avez fè vot travail de marraines fées, dit madame Gogol qui réfléchissait plus vite que la moyenne. Vous l’avez bien fè.
— Vous avez pas écouté, répliqua Mémé. Le travail de marraine fée, c’est plus compliqué que ça. Elle peut faire une bonne gouvernante. Ou une mauvaise. Mais faut qu’elle le découvre toute seule. Sans que personne y mette son nez.
— Et si moin dis non ?
— Alors, je crois qu’on continuera à jouer les marraines fées.
— Vous sav dépi conbin de temps moin travaillé pou gagner ? demanda madame Gogol. Vous sav ce que moin perdi ?
— Maintenant vous avez gagné, et ça s’arrête là, répondit Mémé.
— Vous chèché à défié moin, man Ciredutemps ? »
Mémé hésita puis redressa les épaules. Ses bras décollèrent de ses flancs, presque imperceptiblement. Nounou et Magrat s’écartèrent légèrement.
« Si c’est ce que vous voulez.
— Vaudou moin cont vot… têtologie ?
— Si vous voulez.
— Et c’é quoi l’enjeu ?
— Plus de magie dans les affaires de Genua, répondit Mémé. Plus de contes. Plus de marraines. Rien que des sujets qui décident tout seuls. Pour le meilleur ou pour le pire. Le bien ou le mal.
— Oké d’acco.
— Et vous me laissez Lili Ciredutemps. »
L’inspiration de madame Gogol s’entendit à travers toute la piste de danse.
« Janmen !
— Hmm ? fit Mémé. Vous croyez que vous allez gagner, hein ?
— Moin pas envie vous fè du mal, man Ciredutemps, dit madame Gogol.
— Très bien. Moi non plus, j’ai pas envie que vous m’fassiez du mal.
— J’veux pas qu’on se batte », intervint Illon.
Toutes la regardèrent.
« C’est elle qui dirige, non ? fit Mémé. Faut écouter ce qu’elle dit.
— Moin resté dého la ville, fit en l’ignorant madame Gogol, mais Lilith pou moin.
— Non. »
Madame Gogol plongea la main dans son sac et brandit la poupée en haillons.
« Voyez ça ?
— Oui, je l’vois, dit Mémé.
— C’été pou elle. Ça pé êt pou vous.
— Je regrette, madame Gogol, fit Mémé d’un ton ferme, mais je sais où est mon devoir.
— Vous c’é une fanm entéligent, man Ciredutemps. Mais vous c’é loin di chez vous. »
Mémé haussa les épaules.
Madame Gogol tenait la poupée par la taille. Le jouet avait des yeux de saphir.
« Vous connèt la magie des mirais ? Ça, c’é comme mirai à moin, man Ciredutemps. Moin pé m’arrangé pou qu’elle représenté vous. Epi moin pé la fè souffri. Faut pas m’obligé à fè ça. Souplaît.
— Souplaît vous-même, madame Gogol. Mais je m’charge de Lili.
— Moi, je ferais gaffe si j’étais toi, Esmé, marmonna Nounou Ogg. Elle est forte à ce jeu-là.
— Je crois qu’elle peut être très cruelle, fit Magrat.
— J’ai le plus grand respect pour madame Gogol, dit Mémé. Une femme bien. Mais elle cause trop. À sa place, j’aurais déjà planté deux grands clous dans ce bidule.
— Ça, sûrement, fit Nounou. Heureusement que t’as un bon fond, toi.
— Bon, fit Mémé en haussant à nouveau le ton. Je vais aller chercher ma sœur, madame Gogol. C’est une affaire de famille. »
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