— Ah oui ? dit Mémé. C’est ce que tu crois ? Tu crois que je rêve ? »
Lili bougea un doigt. Magrat flotta hors de la cage d’escalier en se débattant. Elle agita frénétiquement sa baguette.
« J’aime voir ça, dit Lili. Des gens qui font des vœux. Je n’ai jamais fait de vœu de ma vie. J’ai toujours préféré la réalisation. C’est beaucoup plus gratifiant. »
Magrat serra les dents.
« Je ne serais pas à mon avantage en citrouille, j’en suis sûre, chérie », dit Lili.
Elle fit un geste désinvolte. Magrat s’éleva.
« Tu serais étonnée de tout ce que je peux faire, reprit rêveusement Lili tandis que le jeune sorcière dérivait sans à-coups au-dessus du dallage. Tu aurais dû essayer les miroirs toi aussi, Esmé. C’est miraculeux. J’ai laissé vivre la femme du marais uniquement parce que je trouvais sa haine stimulante. J’adore qu’on me déteste, tu vois. Ça, tu le sais. C’est une forme de respect. Ça prouve qu’on fait de l’effet. Comme un bain froid en pleine chaleur. Quand les imbéciles se retrouvent impuissants, quand ils enragent devant leur existence futile, quand ils sont battus et qu’il ne leur reste plus qu’un trou acide au fond de l’estomac… eh bien, franchement, c’est comme une prière. Et les contes… les diriger… jouir de leur puissance… de leur réconfort… se trouver au beau milieu, bien caché… Tu comprends ça ? Le plaisir de voir les schémas se répéter. J’ai toujours aimé les schémas. À propos, si la Ogg persiste à vouloir se faufiler en douce derrière moi, je vais envoyer ta jeune amie planer au-dessus de la cour, et alors, Esmé, je pourrais m’en désintéresser.
— J’faisais juste un p’tit tour, fit Nounou. J’ai bien le droit.
— Tu as changé le conte à ta façon, et maintenant je vais le changer à la mienne, dit Lili. Une fois encore… il te suffit de partir. Tu t’en vas. Ce qui se passe ici n’a aucune importance. C’est une ville lointaine dont tu ne connais pas grand-chose. Je ne suis pas tout à fait sûre de pouvoir te battre sur le terrain de la magie, ajouta-t-elle, mais ces deux-là… elles n’ont pas ta trempe. Je pourrais les réduire en bouillie. J’espère que tu le sais. Alors, ce soir, d’après toi, une Ciredutemps apprend à perdre ? »
Mémé garda un instant le silence, appuyée sur son balai inutilisable.
« D’accord. Fais-la redescendre, répondit-elle. Et après, je te dirai que t’as gagné.
— J’aimerais bien te croire, fit Lili. Oh… mais c’est toi la gentille, non ? Tu es obligée de tenir parole.
— Regarde-moi. » Mémé marcha jusqu’au parapet et jeta un coup d’œil en dessous. La lune à double face était encore assez lumineuse pour éclairer la brume qui bouillonnait autour du palais comme une mer.
« Magrat ? Gytha ? dit-elle. Excusez-moi. T’as gagné, Lili. Je peux rien faire. »
Elle sauta.
Nounou Ogg se précipita et regarda par-dessus le bord juste à temps pour voir une forme imprécise disparaître dans la brume.
Les trois femmes restées en haut de la tour prirent une inspiration profonde.
« C’est une astuce pour m’avoir par surprise.
— Non ! hurla Magrat en tombant sur les dalles.
— Elle avait son balai, fit observer Lili.
— Il marche pas ! Il voudra pas démarrer ! brailla Nounou. Très bien, fit-elle d’un ton menaçant en se dirigeant à grands pas vers la forme menue de Lili. On va t’effacer d’la figure ton air prétentieux… »
Elle s’arrêta lorsqu’une douleur argentine lui transperça le corps.
Lili éclata de rire.
« C’est vrai, alors ? dit-elle. Oui. Je le lis sur vos visages. Esmé s’est montrée assez intelligente pour comprendre qu’elle ne pouvait pas gagner. Ne soyez pas bêtes. Et ne gigotez pas cette baguette ridicule vers moi, mademoiselle Goussedail. Il y a longtemps que la vieille Desiderata m’aurait vaincue si elle avait pu. Les gens n’ont pas de jugeote.
— On devrait descendre, dit Magrat. Elle gît peut-être…
— C’est ça. Faites votre bonne action. Vous vous y connaissez sur ce plan-là, dit Lili tandis qu’elles couraient vers l’escalier.
— Mais on va revenir, gronda Nounou Ogg. Même si on doit vivre dans le marais avec madame Gogol et manger des têtes de serpent !
— Évidemment, fit Lili en arquant un sourcil. C’est ce que je disais. Faut garder des gens comme vous sous la main. Sinon on n’est jamais vraiment sûr d’être toujours opérationnel. C’est une manière d’équilibre. »
Elle les regarda disparaître dans l’escalier.
Un vent balayait le sommet de la tour. Lili rassembla ses jupes et se rendit au bord, d’où elle voyait les lambeaux de brume s’écouler au-dessus des toits loin en dessous. Elle percevait les accents faibles de la musique de danse qui serpentaient par les rues depuis le carnaval tout là-bas.
Bientôt minuit. Le vrai minuit, et non la version au rabais d’une vieille femme en train de se tortiller dans une horloge.
Lili tenta de percer l’obscurité au pied de la tour.
« Vraiment, Esmé, murmura-t-elle, tu prends très mal la défaite. »
Nounou tendit le bras et retint Magrat alors qu’elles dévalaient l’escalier en colimaçon.
« Moi, je ralentirais un peu, dit-elle.
— Mais elle est peut-être blessée… !
— Tout comme toi si tu rates une marche. Et puis, à mon avis, on retrouvera pas Mémé écrabouillée en tas quelque part. Mourir comme ça, c’est pas son style. À mon avis, elle l’a fait pour que Lili nous oublie et nous laisse tranquilles. À mon avis, elle s’est dit qu’on était… C’était comment, le nom de ce type, là, un Tsortien qu’on ne pouvait blesser que si on l’touchait en un point précis ? Personne l’a jamais vaincu jusqu’à ce qu’on découvre le point en question. Son genou, j’crois que c’était. On est le genou tsortien de Mémé, tu vois ?
— Mais tout le monde sait qu’il faut courir à toute vitesse pour démarrer son balai ! cria Magrat.
— Ouais, bien sûr, fit Nounou. C’est ce que je m’suis dit. Et maintenant je m’dis : à quelle vitesse on va quand on tombe ? À pic, j’entends ?
— Je… Aucune idée.
— À mon avis, Esmé s’est dit que ça valait le coup de le découvrir. C’est mon avis. »
Une silhouette apparut au détour de l’escalier ; elle montait à pas lents. Les deux sorcières s’écartèrent poliment pour la laisser passer.
« J’arrive pas à me rappeler quelle partie du corps fallait lui toucher, dit Nounou. Ça va me travailler toute la nuit, maintenant.
— LE TALON.
— Ah oui ? Oh, merci.
— PAS DE QUOI. »
La silhouette poursuivit son ascension.
« Il avait un masque réussi, je trouve », dit enfin Magrat.
Toutes deux cherchèrent mutuellement confirmation sur le visage de l’autre.
Magrat blêmit. Elle leva la tête vers le haut de l’escalier.
« On ferait peut-être bien de remonter quatre à quatre et… » commença-t-elle.
Nounou Ogg était beaucoup plus âgée. « On ferait mieux de remonter une à une », dit-elle.
Assise dans la roseraie sous la grande tour, Lady Volentia d’Arrangement se moucha.
Elle attendait depuis une demi-heure et elle en avait assez.
Elle espérait un tête-à-tête romantique : elle avait trouvé l’inconnu tellement charmant, comme timide et impatient à la fois. Au lieu de ça, elle avait failli recevoir un coup sur le crâne lorsque, dans un hurlement, une vieille sur un balai et, pour autant que la vitesse permettait d’en juger, vêtue de sa propre robe, avait jailli de la brume en piqué. Les bottines de la folle avaient labouré le massif de roses avant que la courbe de son vol lui fasse reprendre de l’altitude.
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