Elle se dirigea d’un pas résolu vers l’escalier.
Magrat sortit la baguette.
« Si elle fait du mal à Mémé, c’est orange vif, ronde et pleine de pépins qu’elle va passer le restant de ses jours, dit Magrat.
— J’crois pas qu’Esmé apprécierait que tu fasses un truc pareil, dit Nounou. T’inquiète pas. Elle croit pas à toutes ces histoires d’aiguilles et de poupées.
— Elle croit à rien. Mais ça compte pas ! Madame Gogol y croit ! C’est son pouvoir à elle ! C’est ce qu’elle croit, elle, qui compte.
— Tu te figures qu’Esmé le sait pas ? »
Mémé Ciredutemps atteignit le pied de l’escalier.
« Man Ciredutemps ! »
Mémé se retourna.
Madame Gogol tenait un long éclat de bois dans la main. En secouant la tête d’un air navré, elle le planta dans le pied de la poupée.
Tout le monde vit Esmé Ciredutemps grimacer.
Un autre éclat s’enfonça dans un bras de haillons.
Lentement, Mémé leva l’autre main et frémit lorsqu’elle se toucha la manche. Puis, boitant légèrement, elle continua de gravir les marches.
« Prochaine fois, moin pé piqué le cœur ! cria madame Gogol.
— J’en suis sûre. Vous connaissez votre affaire. Et vous le savez », lança Mémé sans se retourner.
Madame Gogol planta un autre éclat dans une jambe. Mémé s’affaissa et se cramponna à la rampe. À côté d’elle, une des grandes torches brûlait.
« Prochaine fois ! fit madame Gogol. Compris ? Prochaine fois. Moin pé le fè ! »
Mémé se retourna.
Elle regarda les centaines de visages levés vers elle.
Lorsqu’elle parla, sa voix était si douce qu’on dut tendre l’oreille.
« Je sais que vous pouvez faire ça aussi, madame Gogol. Vous avez la foi. Mais rappelez-moi une chose : on joue pour Lili, c’est ça ? Et pour la ville ?
— Quelle empotance, ça, aprézan ? fit madame Gogol. Vous allé pas bandonnen ? »
Mémé Ciredutemps se fourra un petit doigt dans l’oreille et l’agita d’un air songeur.
« Non, répondit-elle. Non, j’pense pas abandonner maintenant. Est-ce que vous me voyez, madame Gogol ? Vous me voyez bien ? »
Son regard parcourut l’assemblée et se posa une fraction de seconde sur Magrat.
Puis elle tendit le bras, prudemment, et le plongea jusqu’au coude dans la torche allumée.
Et la poupée dans les mains d’Erzulie Gogol s’enflamma.
Elle continua de brûler même après que la femme vaudou l’eut lâchée en poussant un cri. Elle brûla jusqu’à ce que Nounou, qui avait récupéré un cruchon de jus de fruit au buffet, s’en approche tranquillement en sifflotant entre ses dents et l’éteigne.
Mémé retira sa main. Intacte.
« Ça, c’est de la têtologie, dit-elle. Y a que ça de vrai. Tout le reste, c’est du bricolage. J’espère que j’vous ai pas fait mal, madame Gogol. »
Elle reprit son ascension de l’escalier.
Madame Gogol ne quittait pas des yeux les cendres mouillées. Nounou Ogg lui tapota aimablement l’épaule.
« Quelle manyè l’a fè ça ? demanda madame Gogol.
— Elle a rien fait. Elle vous l’a fait faire, répondit Nounou. Faut se surveiller quand on est devant Mémé Ciredutemps. J’aimerais bien voir un de ces p’tits cons zen l’affronter, un de ces jours.
— Et c’est elle la gentille ? fit le baron Saturday.
— Ouais. C’est marrant la vie, j’trouve. »
Elle contempla d’un œil songeur le cruchon vide dans sa main.
« Ce qui lui faut, à ce truc-là, dit-elle avec la mine de qui arrive à une conclusion après mûre réflexion, c’est d’la banane, du rhum et plein de machins dedans… »
Magrat lui attrapa la robe alors que Nounou cinglait d’un pas décidé vers un daiquiri.
« Pas maintenant, dit-elle. Vaut mieux aller retrouver Mémé ! Elle a peut-être besoin de nous !
— J’y crois pas une seconde, fit Nounou. J’aimerais pas être dans les souliers de Lili quand Esmé va lui mettre le grappin dessus.
— Mais j’ai jamais vu Mémé si agitée. Faut s’attendre à tout.
— Tant mieux. » Nounou hocha la tête d’un air entendu à l’adresse d’un laquais qui, vif d’esprit, bondit au garde-à-vous.
« Mais elle pourrait faire quelque chose… de terrible.
— Parfait. Elle en a toujours eu envie, dit Nounou. Un autre décris banane, mahatma côte, fissa.
— Non. Ça serait pas une bonne idée, insista Magrat.
— Oh, d’accord », fit Nounou. Elle tendit le cruchon vide au baron Saturday qui le prit dans une espèce d’hébétude hypnotique.
« On va juste remettre les choses en ordre, dit-elle. Mille excuses. J’reprendrais bien un peu de mixture… s’il en reste. »
Une fois les sorcières parties, madame Gogol baissa la main et ramassa les restes humides de la poupée.
Deux ou trois personnes toussèrent.
« C’est tout ? fit le baron. Après douze ans ?
— Prince é mo, dit madame Gogol. Prince ou aut chose c’été.
— Mais tu as promis que je me vengerais d’elle ! dit le baron.
— Y aura rivanche, moin pensé. » Madame Gogol jeta la poupée par terre. « Lili combattu moin douzans et li janmen gagné. Celle-là gagné sans menm une goutte lasueur. Alos moin pensé y aura rivanche.
— Tu n’est pas obligée de tenir parole !
— Si. Moin tienne à quéchose. » Madame Gogol passa le bras autour de l’épaule d’Illon. « Voilà, tifille, dit-elle. Ton palais à toi. Ta ville. Pèsonne ici allé contesté. »
Elle lança un regard noir aux invités. Deux ou trois reculèrent.
Illon leva les yeux sur Saturday.
« M’est avis que je devrais vous connaître », dit-elle. Elle se tourna vers madame Gogol. « Et vous aussi. Je vous ai déjà vus tous les deux. Il y a longtemps ? »
Le baron Saturday ouvrit la bouche pour parler. Madame Gogol tendit la main.
« Nous pwonmèt, dit-elle. Faut pas s’en mêlé.
— Même nous ?
— Menm nous. » Elle se tourna vers Illon. « On est sèlment des gens.
— Vous voulez dire… fit Illon, j’ai trimé durant des années dedans une cuisine… et asteure… je dois gouverner la ville ? Comme ça ?
— Eh oui. »
Illon baissa la tête, plongée dans ses réflexions.
« Et tout ce que j’dis, on doit le faire ? » demanda-t-elle d’un air innocent.
Quelques toux nerveuses s’élevèrent dans l’assemblée.
« Oui », répondit madame Gogol.
Illon, immobile, continuait de regarder par terre en se rongeant négligemment l’ongle du pouce. Puis elle leva les yeux.
« Alors, la première chose que je veux, c’est la fin du bal. Tout de suite ! Je m’en vais aller retrouver le carnaval. J’ai toujours voulu danser au carnaval. » Elle passa en revue les visages inquiets autour d’elle. « C’est pas obligatoire de venir », ajouta-t-elle.
Les nobles de Genua avaient assez d’expérience pour savoir à quoi s’en tenir quand un dirigeant prétend qu’une chose n’est pas obligatoire. En quelques minutes il ne restait plus personne sur la piste en dehors de trois silhouettes.
« Mais… mais… je voulais ma vengeance, moi, dit le baron. Je voulais la mort. Je voulais le pouvoir pour notre fille.
— DEUX VŒUX SUR TROIS EXAUCÉS, CE N’EST PAS SI MAL. » Madame Gogol et le baron se retournèrent. La Mort reposa son verre et s’avança.
Le baron Saturday se redressa. « Je suis prêt à vous suivre », dit-il.
La Mort haussa les épaules. Prêt ou non, semblait-il dire, pour lui c’était du pareil au même.
« Mais je vous ai fait attendre, ajouta le baron. Douze ans ! » Il entoura de son bras l’épaule d’Erzulie. « Quand ils m’ont tué et jeté dans le fleuve, on vous a privé d’une vie !
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