— Mais le progrès… commença Magrat.
— Me parle pas de progrès. Le progrès, ça veut seulement dire que les mauvaises choses arrivent plus vite. Quelqu’un aurait une autre épingle à chapeau ? Celle-là est fichue. »
Nounou, qui avait la faculté de Gredin de se sentir immédiatement à l’aise partout où elle se trouvait, s’assit dans un angle de la cellule. « Un jour, dit-elle, j’ai entendu l’histoire d’un type enfermé pendant des années et des années qu’apprend des trucs incroyables sur l’univers et tout avec un autre prisonnier vachement intelligent, et après il s’échappe et il se venge.
— Quels trucs vachement intelligents est-ce que toi, tu connais sur l’univers, Gytha Ogg ? demanda Mémé.
— Que dalle, répondit joyeusement Nounou.
— Alors, on ferait bien de foutre le camp tout d’suite. »
Nounou sortit un morceau de carton de son chapeau, y trouva aussi un bout de crayon dont elle lécha la pointe et réfléchit un moment. Puis elle écrivit :
Cher Jason ound zo vaiter (comme ils disent dans les pays étrangers),
Alors voilà votre pauvre maire qui fait encore de la prizon, je suis une vieille récidivisse, va falloire menvoyer un gatau avec une queue-de-rat dedans et j’aurai des vêtements rayés, mais je blague. Voici un dessin de la prison. Je mets une croit où on est, mais c’est à l’intérieur. Je montre Magrat qui porte une robe chique, elle a joué une courgette, une dame de la cour. Et aussi Mémé qui en a mare parce qu’elle n’arrive pas à faire marcher la serrure, mais je pense que tout se passera bien vu que les bons gagnent à la faim, et les bons c’est nous. Et tout ça parce qu’une fille refuse d’épouser un prince qu’est un grand-duc mais en réalité une grenouille, et je dois dire que je la comprends, personne ne veut de descendants farcis de mauvais gênes, qui commencent leur vie dans des pots de confiture, qui sautent partout et se font crabouiller…
Elle fut interrompue par le son d’une mandoline, jouée avec un certain talent, directement de l’autre côté du mur, et une petite voix décidée entonna une chanson.
«… si consuenti d’amoure, ventre dimo tondreturo-ooo…
— J’ai faim mon amour de la salle à manger de ta chaude macération, dit Nounou sans lever la tête.
— … délia délia t’ozentro, audri t’dren vontarieeeeee …
— La boutique, la boutique, j’ai une pastille, le ciel est rose », poursuivit Nounou.
Magrat et Mémé échangèrent un regard.
« … guaranto del tari, bella pore di larientos…
— Réjouis-toi, beau chandelier, t’as une bien grosse…
— Je crois rien de tout ça, fit Mémé. T’inventes.
— Traduction mot à mot, dit Nounou. Je parle l’étranger comme une étrangère du cru, tu l’sais.
— Madame Ogg ? Est-ce vous, mon amour ? »
Toutes trois levèrent les yeux vers la fenêtre munie de barreaux. Une petite figure fouillait du regard l’intérieur du cachot.
« Casanabo ? fit Nounou.
— C’est moi, madame Ogg.
— “Mon amour”, marmonna Mémé.
— Comment vous avez grimpé à la fenêtre ? demanda Nounou en ignorant la réflexion de sa collègue.
— Je sais toujours où dénicher un escabeau, madame Ogg.
— J’imagine que vous savez pas où dénicher une clé ?
— Ça ne servirait à rien. Il y a trop de gardes devant votre porte, madame Ogg. Même pour une aussi fine lame que moi. Sa Seigneurie a donné des ordres stricts. Personne ne doit vous écouter, ni même vous regarder.
— Comment ça se fait que vous soyez dans la garde du palais, Casanabo ?
— Le soldat de fortune accepte toutes les occasions qui se présentent, madame Ogg, répondit Casanabo d’un ton sérieux.
— Mais tous les autres font un mètre quatre-vingts, et vous… vous êtes d’un genre plus petit.
— J’ai menti sur ma taille, madame Ogg. Je suis un menteur célèbre dans le monde entier.
— C’est vrai ?
— Non.
— Et pour ce qui est du plus grand amant du monde ? »
Suivit un silence.
« Ma foi, je ne suis peut-être que le deuxième, répondit Casanabo. Mais je fais davantage d’efforts.
— Est-ce que vous pouvez aller nous chercher une lime, quelque chose comme ça, monsieur Casanabo ? suggéra Magrat.
— Je vais voir ce que je peux faire, mademoiselle. »
La figure disparut.
« On pourrait peut-être demander à des gens de venir nous voir et on s’échapperait dans leurs vêtements ? proposa Nounou Ogg.
— Ça y est, je m’suis enfoncée l’épingle dans le doigt, grommela Mémé Ciredutemps.
— Ou on pourrait demander à Magrat de séduire un des gardes, fit Nounou.
— Pourquoi pas vous ? répliqua Magrat aussi méchamment qu’elle put.
— D’accord. Je marche.
— La ferme, vous deux, ordonna Mémé. J’essaye de réfléchir… »
Il y eut un autre bruit à la fenêtre.
C’était Legba.
Le coq noir fouilla un moment des yeux le local entre les barreaux puis s’en repartit en voltigeant.
« M’flanque les chocottes, celui-là, dit Nounou. J’peux pas le regarder sans penser avec nostalgie à d’la sauge, des oignons et d’la purée. »
Son visage ridé se rida davantage.
« Gredin ! s’exclama-t-elle. On l’a laissé où ?
— Oh, c’est qu’un chat, fit Mémé Ciredutemps. Les chats savent se débrouiller tout seuls.
— C’est qu’un gros bébé… » commença Nounou, mais quelqu’un entreprit de défoncer le mur.
Un trou apparut. Une main grise surgit et empoigna un autre moellon. Une forte odeur de vase envahit le cachot.
La pierre s’émietta sous les doigts puissants.
« Mesdames ? s’enquit une voix sonore.
— Ben, monsieur Saturday, fit Nounou, je revis… sauf votre respect, ’videmment. »
Saturday grogna quelque chose et s’éloigna.
On tambourina à la porte et on se mit à tripoter des clés.
« Faut pas moisir ici, dit Mémé. Venez. »
Elles s’aidèrent à passer par le trou.
Saturday, à l’autre bout d’une petite cour, se dirigeait à grands pas vers les flonflons du bal.
Et quelque chose derrière lui s’étirait comme la queue d’une comète.
« C’est quoi, ça ?
— Un coup à madame Gogol », répondit Mémé Ciredutemps d’un air sombre.
Dans le sillage de Saturday, de plus en plus large à mesure qu’il sinuait à travers le parc du palais vers l’entrée principale, s’écoulait un flot d’obscurité plus profonde. À première vue, on croyait y reconnaître des silhouettes, mais un examen plus attentif révélait qu’il s’agissait plutôt de suggestions de silhouettes qui se formaient et se reformaient. Des yeux luisaient fugitivement dans le remous. On entendait grésiller les grillons et miauler les moustiques, on sentait l’odeur de la mousse et les remugles de la vase.
« C’est le marais, dit Magrat.
— Plutôt l’ idée du marais, précisa Mémé. Ce qui vient d’abord, avant le marais lui-même.
— Oh là là », fit Nounou. Elle haussa les épaules. « Bon, Illon s’est sauvée et nous aussi, c’est donc le moment de l’histoire où on s’échappe, c’est ça ? C’est ce qu’on est censées faire. »
Aucune d’elles ne bougea.
« Ils sont pas très sympathiques, ces gens-là, dit Magrat au bout d’un moment, mais ils méritent pas les alligators.
— Vous autres, les sorcières, vous restez où vous êtes », lança une voix dans leur dos. Une demi-douzaine de gardes étaient regroupés autour du trou dans le mur.
« La ville, c’est quand même plus animé, dit Nounou en extirpant une autre épingle de son chapeau.
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