Le prince gagna lentement le haut de l’escalier et ramassa la pantoufle abandonnée.
Il la tint dans ses mains. La lumière se réfléchissait sur les facettes.
Mémé Ciredutemps s’appuya dans l’ombre contre le mur. Toute histoire avait un tournant, et ce tournant était forcément proche.
Elle s’y entendait pour lire les pensées d’autrui, mais il lui fallait maintenant pénétrer dans les siennes propres. Elle se concentra. Plongea en elle-même… traversa les pensées ordinaires et soucis mineurs, plus vite, plus vite … franchit les couches de réflexion profonde… plus loin encore… passa des souvenirs scellés et encroûtés, des culpabilités anciennes et des regrets congelés, mais pas le temps de s’en occuper… plus profond… et là… le fil d’argent de l’histoire. Elle avait participé au conte, elle y participait, donc le conte devait être une partie d’elle-même.
Il afflua autour d’elle. Elle tendit la main.
Elle détestait tout ce qui prédestinait les gens, les dupait, les rendait un peu moins qu’humains.
Le conte filait comme une haussière d’acier. Elle l’empoigna.
Sous le coup, elle ouvrit les yeux. Puis elle s’avança.
« Excusez-moi, Votre Altesse. »
Elle arracha la chaussure des mains du duc et la brandit au-dessus de sa tête.
Son expression de satisfaction maléfique était horrible à voir.
Elle laissa alors tomber la chaussure.
Laquelle s’écrasa sur les marches.
Un milliers d’éclats miroitants s’éparpillèrent sur le marbre.
Enroulé sur la longueur de l’espace-temps en forme de tortue connu sous le nom de Disque-monde, le conte subit une secousse. Une extrémité se détacha en gigotant et s’enfonça dans la nuit, à la recherche d’un bout d’histoire auquel se nourrir…
Dans la clairière, les arbres s’agitèrent. Les ombres aussi. En principe, les ombres ne bougent pas à moins que la lumière ne bouge d’abord. Celles-là, si.
Les battements de tambour s’arrêtèrent.
Dans le silence retentirent des grésillements réguliers à mesure que de l’énergie parcourait le manteau suspendu.
Saturday s’avança. Des étincelles vertes lui volèrent des mains lorsqu’il prit le vêtement et l’enfila.
Son corps eut un soubresaut.
Erzulie Gogol lâcha un soupir.
« Vous là, dit-elle. Vous toujou vous-menm. Vous exactiment vous-menm. »
Saturday leva les mains, les poings serrés. Parfois un bras ou une jambe sursautait lorsque le pouvoir en lui tournait comme un écureuil en cage dans sa quête de liberté, mais elle constata qu’il le maîtrisait.
« Ça va vini pli facile », dit-elle plus gentiment à présent.
Saturday hocha la tête.
Le pouvoir qui l’habitait, songea-t-elle, lui donnait l’ardeur dont il avait manqué de son vivant. Il n’avait pas été un homme particulièrement bon, elle le savait. Genua n’avait pas été un modèle de vertu municipale. Mais au moins il n’avait jamais dit aux gens qu’ils voulaient qu’il les opprime et que tout ce qu’il accomplissait, c’était pour leur bien.
Autour du cercle, la population de la Nouvelle-Genua – l’ancienne Nouvelle-Genua – s’agenouilla ou s’inclina.
Il n’avait pas été un gouvernant facile. Mais il remplissait son rôle. Et quand il était despotique ou arrogant, ou franchement injuste, jamais il n’avait tenté de donner d’autre justification que celle d’être plus gros, plus fort et parfois plus méchant que les autres. Il n’avait jamais prétendu qu’il agissait ainsi parce qu’il était meilleur. Et il n’avait jamais dit aux gens qu’ils devaient être heureux, ne leur avait jamais imposé aucune espèce de bonheur. Le peuple des invisibles savait que le bonheur n’est pas la condition naturelle de l’humanité, et qu’il ne vient jamais de l’extérieur.
Saturday hocha encore la tête, de satisfaction cette fois. Lorsqu’il ouvrit la bouche, des étincelles lui fulgurèrent entre les dents. Et lorsqu’il pataugea dans le marais, les alligators se battirent pour s’écarter de son chemin.
Le calme était maintenant revenu dans les cuisines du palais. On avait depuis longtemps monté les immenses plateaux de viande rôtie, les têtes de porc avec des pommes dans la gueule, les diplomates à couches multiples. Un cliquetis de plats et de couverts entrechoqués parvenait des éviers géants à l’autre bout du local, où quelques servantes attaquaient la vaisselle.
Madame Aimable, la cuisinière, s’était préparé une assiettée de poisson-zèbre rouge avec une sauce à l’écrevisse. Elle n’était pas la meilleure cuisinière de Genua – rien ne valait le gombo de madame Gogol, on serait presque revenu de parmi les morts pour y goûter – mais la différence était aussi minime qu’entre, disons, le diamant et le saphir. Elle avait fait de son mieux pour préparer un bon banquet, parce qu’elle avait sa fierté professionnelle, mais elle ne se sentait pas capable de réaliser grand-chose avec des monceaux de viande.
La cuisine genuane, comme toutes les grandes cuisines du multivers, avait progressé grâce à des gens qui s’étaient décarcassés pour utiliser les ingrédients dont leurs maîtres ne voulaient pas. Personne n’aurait l’idée de manger un nid d’oiseau à moins d’y être obligé. Seule la faim pousserait un homme à goûter son premier alligator. On ne se rabattrait pas sur l’aileron si on avait la possibilité de manger le reste du requin.
Elle se versa un rhum, et elle prenait la cuiller lorsqu’elle se sentit observée.
Un costaud en pourpoint de cuir noir la regardait depuis la porte, un masque de chat roux pendu à la main.
C’était un regard sans détour. Madame Aimable se surprit à regretter de n’avoir pas arrangé ses cheveux et de ne pas porter une plus belle robe.
« Oui ? fit-elle. Qu’esse vous voulez ?
— Veux maaanger, madaaame Aimiaouable », répondit Gredin.
Elle le détailla de la tête aux pieds. On voyait de drôles de types à Genua ces temps-ci. Celui-ci devait être un invité du bal, mais elle lui trouvait un air très… familier.
Gredin n’était pas un chat heureux. On lui avait fait tout un plat parce qu’il avait fauché une dinde rôtie sur la table. Puis la femelle maigrichonne avec les dents en avant n’avait pas arrêté de minauder et de lui dire qu’elle le retrouverait plus tard dans la roseraie, ce qui n’était pas du tout la façon de procéder des chats, et ça l’avait déconcerté. Sans parler qu’il ne reconnaissait pas son corps et que la femelle non plus n’avait pas le physique adéquat. Et il y avait trop de mâles dans les parages.
Puis il avait flairé la cuisine. Les chats sont attirés par les cuisines comme les cailloux par la gravité.
« J’vous ai déjà vu quèque part ? » demanda madame Aimable.
Gredin ne répondit pas. Il suivait son nez vers une jatte posée sur une des grandes tables.
« Veuuux, fit-il.
— Des têtes de poisson ? » s’étonna madame Aimable. C’étaient en principe des déchets, même si son idée d’y ajouter du riz et quelques sauces spéciales en ferait un plat que les rois se disputeraient.
« Veuuux », répéta Gredin.
Madame Aimable haussa les épaules.
« Si vous voulez des têtes de poisson crues, mon vieux, prenez-les donc », dit-elle.
Gredin souleva la jatte d’un geste mal assuré. Il n’était pas très adroit de ses doigts. Puis il jeta un regard circulaire de conspirateur et se baissa sous la table.
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