« Fi, monsieur, dit-elle. Je vous autorise à me ramener une autre assiette d’œufs d’alouette si vous y tenez vraiment.
— Sur-le-champ, chère madame ! » Le vieil homme fila en direction du buffet.
Magrat passa en revue son parterre d’admirateurs puis tendit une main langoureuse vers le capitaine de Vere, de la garde du palais. Il se mit au garde-à-vous.
« Cher capitaine, dit-elle, je vous accorde le plaisir de la prochaine danse. »
« S’conduit comme une catin », commenta Mémé d’un ton désapprobateur.
Nounou lui jeta un drôle de regard.
« Pas vraiment, dit-elle. Et puis un peu de catinage ç’a jamais fait de mal à personne. En tout cas, aucun de ces bonshommes ressemble au grand-duc. Hé, à quoi vous jouez, vous ? » Cette dernière question s’adressait à un chauve courtaud qui essayait en douce d’installer un petit chevalet devant les deux sorcières.
« Euh… Si vous vouliez bien, mesdames, ne plus bouger pendant quelques minutes, dit-il timidement. Pour l’estampe ?
— Quelle estampe ? lança Mémé Ciredutemps.
— Vous savez bien, répondit l’homme en ouvrant un petit canif. Tout le monde aime voir son estampe dans les journaux après un bal comme celui-ci. “Lady Machin plaisante en compagnie de Lord Trucmuche”, ces choses-là ? »
Mémé Ciredutemps ouvrit la bouche pour répliquer, mais Nounou Ogg lui posa doucement la main sur le bras. Elle se détendit un peu et chercha quelque chose de plus approprié à répondre.
« J’connais une blague sur les sandwichs à l’alligator, proposa-t-elle en rejetant d’une secousse la main de Nounou. C’est un gars, il entre dans une auberge et il demande : “Est-ce que vous vendez des sandwichs à l’alligator, ou même au crocodile ?” L’autre répond oui. Alors le client dit : “Servez-moi l’un ou l’autre, parce que c’est quasiment pareil !” »
Mémé lança au graveur un regard triomphant.
« Oui ? fit l’homme qui taillait à toute vitesse dans le bois, et après, il s’est passé quoi ? »
Nounou Ogg entraîna Mémé en vitesse plus loin, histoire de changer de sujet.
« Y en a qui comprennent rien aux blagues », dit Mémé.
Tandis que l’orchestre attaquait le morceau suivant, Nounou fouilla dans une poche et tomba sur le carnet de bal dont la propriétaire dormait désormais paisiblement dans un local plus loin.
« Ça, c’est… (elle retourna la carte et remua des lèvres étonnées) sire de Framboisy ?
— M’dame ? »
Mémé Ciredutemps se retourna. Un militaire grassouillet à gros favoris la saluait. Il donnait l’impression d’avoir aimé la rigolade en son temps.
« Oui ?
— Vous m’avez promis l’honneur de cette danse, m’lady ?
— Sûrement pas. »
L’homme parut surpris. « Mais je vous assure, Lady d’Arrangement… Votre carnet… Je suis le colonel Moutarde… »
Mémé lui jeta un regard extrêmement méfiant puis lut le carnet attaché à son éventail.
« Oh.
— Tu sais danser, toi ? souffla Nounou.
— Évidemment.
— T’ai jamais vue danser. »
Mémé Ciredutemps avait été sur le point de signifier au colonel le refus le plus poli à sa disposition. Du coup, elle redressa les épaules d’un air de défi.
« Une sorcière peut tout faire si elle s’applique, Gytha Ogg. Venez, monsieur le colonel. »
Nounou regarda le couple disparaître dans la cohue.
« Hello, belle goupille », fit une voix dans son dos. Elle se retourna. Personne.
« En dessous. »
Elle baissa la tête.
Un tout petit être arborant une tenue de capitaine de la garde du palais, une perruque poudrée et un sourire patelin levait vers elle une figure rayonnante.
« Je m’appelle Casanabo, fit-il. J’ai la réputation de plus grand amant du monde. Qu’en dites-vous ? »
Nounou Ogg le toisa de haut en bas, ou plus exactement de bas en encore plus bas.
« Vous êtes un nain, dit-elle.
— Ce n’est pas la taille qui compte. »
Nounou Ogg réfléchit à sa situation. Une de ses collègues notoirement timide et réservée se conduisait pour l’heure comme une machinchose, là, cette reine païenne qui passait son temps à asticoter les mâles, à prendre des bains de lait d’ânesse et tout ; quant à l’autre, elle réagissait curieusement et dansait avec un homme alors qu’elle ne distinguait pas son pied droit du gauche. Nounou Ogg se dit qu’elle aussi méritait bien de vivre un peu sa vie.
« Et vous dansez ? demanda-t-elle d’un ton las.
— Oh oui. On peut se revoir, si vous voulez. On prend une date ?
— Quel âge vous me donnez ? » fit Nounou.
Casanabo réfléchit. « Bon, d’accord. Un pruneau, alors ? »
Nounou soupira et baissa le bras pour lui attraper la main. « Venez. »
Lady Volentia d’Arrangement titubait mollement le long d’un couloir, petite silhouette pitoyable dans ses corsets alambiqués et sa lingerie lui tombant sur les chevilles.
Elle ne comprenait pas très bien ce qui lui était arrivé. Il y avait eu cette femme effrayante, puis l’impression d’une félicité absolue, et ensuite… elle s’était retrouvée assise sur le tapis sans sa robe. Lady Volentia avait fréquenté assez de bals au cours de sa vie insignifiante pour savoir qu’on pouvait parfois se réveiller sans robe dans les lieux les plus inattendus, mais ça se passait en général plus tard dans la soirée et on avait au moins une petite idée de ce qu’on faisait là…
Elle marchait lentement en se tenant au mur. On allait avoir de ses nouvelles pour lui avoir fait subir pareil traitement.
Un homme déboucha d’un détour du couloir ; d’une main il jetait nonchalamment en l’air une cuisse de dinde et la rattrapait de l’autre.
« Dites, fit Lady Volentia, je me demandais si vous auriez l’amabilité de… Oh… »
Elle leva les yeux sur un inconnu vêtu de cuir noir, aux bandeau et grand sourire de flibustier.
« Wroowwwwl !
— Oh. Dites donc ! »
… tout un plat, mais c’est de la bricole, se dit Mémé Ciredutemps. La danse, suffit de bouger au rythme de la musique.
Ça aidait de lire dans les pensées du cavalier. La danse devient instinctive, une fois dépassé le stade des yeux fixés sur les pieds, et les sorcières s’y entendent à capter les instincts en résonance. Une brève lutte s’engagea lorsque le colonel voulut mener, mais il renonça bien vite, d’abord devant le refus catégorique de Mémé Ciredutemps de transiger, mais surtout à cause des bottines de la sorcière.
Les chaussures de Lady d’Arrangement n’étaient pas de la bonne pointure. Et puis Mémé tenait beaucoup à ses bottines. Elles avaient de savantes attaches en fer et des bouts renforcés comme des béliers. Question danse, les bottines de Mémé allaient exactement où elles voulaient.
Elle dirigea son cavalier impuissant et un brin estropié vers Nounou Ogg, laquelle avait déjà dégagé un bel espace autour d’elle. Ce que Mémé obtenait avec deux livres de chaussures à clous syncopées, Nounou le réalisait avec sa seule poitrine.
Il s’agissait d’un buste volumineux, chevronné, étranger à toute retenue. Quand Nounou Ogg retombait, il s’élevait ; quand elle virait sur la droite, lui n’avait pas fini de pivoter à gauche. Par-dessus le marché, les pieds de Nounou se trémoussaient selon un pas de gigue compliqué sans se soucier du tempo de l’orchestre, aussi, tandis que son corps évoluait au rythme d’une valse, ses jambes tricotaient une espèce de gavotte. En fin de compte, son cavalier était obligé de se tenir à distance respectueuse et plusieurs couples voisins de s’immobiliser pour suivre le spectacle d’un œil fasciné, au cas où l’accumulation de vibrations harmoniques l’enverrait dans les lustres.
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