Magrat était tellement interloquée à la seule idée d’un tableau aussi fascinant qu’elle obéit sans réfléchir lorsque Mémé Ciredutemps lui ordonna : « Regarde-moi, Magrat Goussedail. »
Le carrosse-citrouille enfila l’allée du palais à toute allure, dispersant chevaux et piétons, puis freina devant l’escalier dans une gerbe de graviers.
« C’était drrrôlement amusant », dit Gredin. Dont l’intérêt passa à autre chose.
Deux laquais s’empressèrent de venir ouvrir la portière et furent presque projetés en arrière par la seule force de l’arrogance qui s’échappa de l’habitacle.
« Pressez-vous, paysans ! »
Magrat sortit majestueusement en écartant le majordome. Elle rassembla ses jupes et gravit en courant l’escalier revêtu d’un tapis rouge. Au sommet, un valet de pied eut la mauvaise idée de lui demander son billet.
« Espèce de larbin impertinent ! »
Reconnaissant instantanément le manque total de savoir-vivre des gens de bonne famille, le valet se dépêcha de reculer.
Près du carrosse, au bas des marches Nounou Ogg demanda : « Tu crois pas que t’as peut-être un brin forcé la dose ?
— Fallait ça, répondit Mémé. Tu la connais.
— On va entrer comment, nous ? On a pas de billets. Et on est pas habillées comme il faut non plus.
— Descends les balais de la galerie. On va directement en haut. »
Elle se posèrent sur les remparts d’une tour qui dominait le parc du palais. D’en dessous montaient les accents d’une musique raffinée que ponctuait régulièrement, depuis le fleuve, l’éclat sonore et lumineux des feux d’artifice.
Mémé ouvrit une porte engageante et descendit l’escalier en colimaçon qui débouchait sur un palier.
« Des tapis cossus par terre, commenta Nounou. Pourquoi y en a aussi sur les murs ?
— Ça, c’est des tapisseries, fit Mémé.
— Bon sang. On en apprend tous les jours. Enfin, moi, en tout cas. »
Mémé s’arrêta, la main sur un bouton de porte.
« Qu’est-ce que tu veux dire par là ? demanda-t-elle.
— Ben, j’ai jamais su que t’avais une sœur.
— On en a jamais parlé.
— C’est triste, des familles qui se brisent comme ça, fit Nounou.
— Huh ! T’as toi-même dit que ta sœur Béryl était une ingrate cupide avec autant de conscience qu’une huître.
— Ben, oui, mais c’est ma sœur. » Mémé ouvrit la porte.
« Ouais, ouais, dit-elle.
— Qu’est-ce qu’y a ? Qu’est-ce qu’y a ? Reste pas là. » Nounou passa la tête et jeta un coup d’œil dans la salle.
« Ça alors », fit-elle.
Magrat s’arrêta un instant dans la grande antichambre tendue de velours rouge. Des pensées étranges lui pétaradaient dans la tête, elle ne s’était pas sentie comme ça depuis le vin aux herbes. Mais une petite voix se débattait parmi ces pensées comme une minuscule pomme de terre prosaïque au milieu d’une gerbe de chrysanthèmes psychédéliques, et hurlait qu’elle ne savait même pas danser. En dehors des rondes.
Mais ça ne devait pas être difficile si des gens ordinaires y arrivaient.
La toute petite Magrat intérieure qui se démenait pour garder son équilibre sur la vague de confiance en soi se demanda si c’était la sensation qu’éprouvait en permanence Mémé Ciredutemps.
Elle souleva légèrement le bas de sa robe et regarda ses chaussures.
Ça ne pouvait pas être du vrai verre, sinon elle clopinerait déjà vers des soins d’urgence. Ça n’était pas transparent non plus. Le pied humain, organe utile au demeurant, ne présente aucun attrait particulier, sauf pour certains amateurs aux goûts très spéciaux.
Les chaussures étaient des miroirs. Des dizaines de facettes réfléchissaient la lumière.
Deux miroirs sur ses pieds. Magrat se souvint vaguement d’un détail à propos des sorcières qui devaient… qui devaient éviter de passer entre deux miroirs, non ? Ou alors qu’il ne fallait jamais faire confiance à un homme aux sourcils orange. Un conseil qu’on lui avait donné du temps où elle était une personne ordinaire. Un conseil… du genre… une sorcière ne doit jamais se tenir entre deux miroirs parce que… parce que… parce que la personne qui s’en repart risque de ne pas être la même. Quelque chose comme ça. Du genre… elle se disperse parmi toutes les images, son âme se délaye, et de quelque part au milieu de ces images une partie maléfique d’elle-même s’en revient la chercher, si elle ne fait pas attention. Une histoire dans ce goût-là.
Elle rejeta cette pensée. Sans importance.
Elle s’avança jusqu’à un petit noyau d’autres invités qui attendaient de faire leur entrée.
« Lord Henri Glitte et Lady Glitte ! »
La salle de bal n’était pas du tout une salle mais une cour ouverte aux douceurs de la nuit. Un escalier y descendait. À l’autre bout, un autre escalier encore plus large, bordé de torches dansantes, montait au palais proprement dit. Sur le mur d’en face, immense et visible comme le nez au milieu de la figure, il y avait une pendule.
« L’honorable Douglas Incessant ! »
Il était huit heures moins le quart. Magrat se rappela confusément une vieille femme qui lui criait quelque chose au sujet de l’heure, mais… sans importance, ça aussi.
« Lady Volentia d’Arrangement ! »
Elle atteignit le haut des marches. Le maître d’hôtel qui annonçait les invités la toisa puis, comme si on l’avait soigneusement préparé tout l’après-midi pour cet instant, beugla :
« Euh… Belle et mystérieuse inconnue ! »
Le silence se propagea depuis le pied de l’escalier comme de la peinture renversée du pot. Cinq cents têtes pivotèrent vers Magrat.
La veille, la simple idée de cinq cents paires d’yeux fixés sur elle aurait fait fondre Magrat comme beurre au fourneau. Mais aujourd’hui elle leur rendait leur regard, souriait et redressait un menton arrogant.
Son éventail s’ouvrit sèchement comme un coup de revolver.
La belle et mystérieuse inconnue, fille de Simplicité Gousse-dail, petite-fille d’Araminta Goussedail, dont l’aplomb bouillonnait si fort qu’il se cristallisait sur les bords de sa personnalité…
… s’avança.
Un instant plus tard, un autre invité passa dignement devant le maître d’hôtel.
Le maître d’hôtel hésita. Quelque chose dans la silhouette le troublait. Elle n’arrêtait pas de passer du flou au net. Il se demandait même s’il y avait vraiment quelqu’un.
Puis son bon sens, provisoirement parti se cacher dans un coin, reprit le dessus. Après tout, on était le Samedi soir des morts, les gens étaient censés se déguiser et paraître bizarres. Parfaitement normal de voir des gens comme ça. « Excusez-moi, euh… monsieur, dit-il. Qui dois-je annoncer ?
— JE SUIS ICI INCOGNITO. »
Le maître d’hôtel était certain qu’aucun mot n’avait été prononcé, mais l’était tout autant de les avoir entendus.
« Euh… très bien… marmonna-t-il. Entrez, alors… hum. » Sa figure s’éclaira. « Sacré bon masque, monsieur. »
Il regarda la silhouette sombre descendre les marches et s’adossa contre un pilier.
Voilà, fini. Il sortit un mouchoir de sa poche, ôta sa perruque poudrée et s’épongea le front. Il avait l’impression de s’en être tiré de justesse. Pire, il ne savait pas de quoi.
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