— On s’est fait avoir, fit Mémé qui ralentit avant de s’arrêter.
— Vous pouvez pas entrer dans l’esprit des chevaux ? » demanda Magrat.
Les sorcières se concentrèrent.
« C’est pas des chevaux, dit Nounou. On dirait…
— Des rats changés en chevaux, termina Mémé qui s’y entendait encore mieux pour entrer dans l’esprit des êtres que dans leur peau. Ils me rappellent le pauvre loup de l’autre fois. Dans leur tête, c’est comme un feu d’artifice. » Elle grimaça en éprouvant leurs sensations dans sa propre tête.
« J’parie, songea Mémé tout haut tandis que le carrosse virait à l’angle de la rue en dérapant, j’parie que je pourrais faire tomber les roues.
— C’est pas la bonne solution, dit Magrat. Et puis Illon est dedans !
— Y a peut-être un autre moyen, fit Nounou. J’connais quelqu’un qui pourrait entrer dans leur esprit sans problème.
— Qui ça ? demanda Magrat.
— Bon, on a toujours nos balais, répondit Nounou. Ça devrait être facile de le rattraper, non ? »
Les sorcières atterrirent dans une ruelle avec quelques minutes d’avance sur le carrosse.
« J’suis pas d’accord avec ça, dit Mémé. C’est le genre de truc que fait Lilith. Vous attendez pas à ce que j’approuve. Pensez au pauvre loup ! »
Nounou souleva Gredin de son nid dans les brins du balai.
« Mais Gredin est presque humain, de toute manière, dit-elle.
— Hah !
— Et c’est que temporaire, même si on s’y met toutes les trois. N’importe comment, ce sera intéressant de voir si ça marche.
— Oui, mais c’est mal, fit Mémé.
— Pas dans ce pays, on dirait.
— D’ailleurs, intervint Magrat d’un ton vertueux, ça peut pas être mal si ça vient de nous. On est du côté des bons.
— Ah oui, bien sûr, fit Mémé, ça m’était un moment sorti de l’idée. »
Nounou recula. Gredin, sentant qu’on attendait quelque chose de lui, s’assit sur son derrière.
« Vous devez reconnaître qu’on a rien trouvé de mieux, Mémé », dit Magrat.
Mémé hésita. Mais sous la répugnance pointait la petite flamme perfide de la fascination que l’idée exerçait sur elle. Et puis Gredin et elle se détestaient cordialement depuis des années. Presque humain, hein ? Qu’on lui donne un aperçu, alors, et on verra si ça lui plaît… Elle se sentit un peu honteuse de telles pensées. Mais pas trop.
« Oh, d’accord. »
Elles se concentrèrent.
Comme le savait Lili, changer la forme d’un objet exige une des magies les plus ardues qui soient. Mais c’est plus facile avec un être vivant. Après tout, un être vivant connaît déjà sa forme. Tout ce qu’il faut, c’est lui changer l’esprit.
Gredin bâilla et s’étira. À sa grande surprise, il continua de s’étirer.
Dans les méandres de son cerveau félin déferla une conviction, comme une marée. La conviction soudaine qu’il était humain. Davantage qu’une impression, une conviction sans réserve. La force brute de cette conviction inébranlable submergea son champ morphique, balaya les objections, redessina le schéma directeur de sa personnalité.
De nouvelles instructions refluèrent.
S’il était humain, il n’avait pas besoin de tout ce pelage. Et il devrait être plus grand…
Les sorcières le regardaient, fascinées.
« J’aurais jamais cru qu’on y arriverait », dit Mémé.
… pas d’oreilles pointues, les moustaches trop longues…
… lui fallait davantage de muscle, tous ces os n’avaient pas la bonne forme, les jambes devaient être plus longues…
Puis ce fut terminé.
Gredin se déplia et se leva, mal assuré sur ses jambes.
Nounou le regardait fixement, bouche bée.
Puis ses yeux descendirent plus bas.
« Bon d’là, lâcha-t-elle.
— Je crois, fit Mémé Ciredutemps, qu’on ferait bien de trouver des vêtements à lui enfiler tout d’suite. »
Ce fut assez facile. Une fois Gredin vêtu comme elle l’entendait, Mémé hocha la tête et recula.
« Tu peux ouvrir les yeux, Magrat, dit-elle.
— Je les ai pas fermés.
— Ben, t’aurais dû. »
Gredin tourna lentement sur lui-même, sa figure balafrée fendue d’un petit sourire nonchalant. Sous son apparence humaine, il avait le nez cassé et un cache noir couvrait son mauvais œil. Mais l’autre luisait d’un éclat à pousser un ange au péché, et son sourire aurait fait damner un saint. Une sainte, en tout cas.
Peut-être étaient-ce les phéromones, ou la façon dont ses muscles jouaient sous sa chemise de cuir noir, Gredin dégageait une espèce de lascivité diabolique graisseuse de l’ordre du mégawatt. À sa seule vue, les femmes se sentaient palpiter des ailes sombres dans leur nuit cramoisie.
« Euh… Gredin », fit Nounou.
Il ouvrit la bouche. Des incisives étincelèrent.
« Wrowwwwl, fit-il.
— Tu me comprends ?
— Ouiiii, Nounouuu. »
Nounou Ogg s’adossa au mur pour ne pas tomber.
Des sabots de chevaux se firent entendre. Le carrosse avait tourné dans la rue.
« Vas-y, arrête ce carrosse ! »
Gredin sourit encore et fonça hors de l’allée. Nounou s’éventa de son chapeau.
« Hou-là, fit-elle. Quand j’pense que je lui chatouillais le ventre… Pas étonnant que toutes les chattes braillent la nuit.
— Gytha !
— Ben, t’es toute rouge, Esmé.
— J’suis essoufflée, c’est tout.
— Marrant, ça. Si encore t’avais couru. »
Le carrosse descendait la rue en ferraillant.
Les cochers et valets de pied hésitaient sur leur identité. Leurs cerveaux tanguaient follement. Tantôt ils se sentaient des hommes avec des rêves, des idées de fromage et de couenne de lard. Tantôt des souris qui se demandaient pourquoi elles portaient des pantalons.
Quant aux chevaux… Les chevaux sont de toute façon un peu tarés ; qu’ils soient en outre des rats n’arrangeait rien.
Aucun n’avait donc l’esprit clair lorsque Gredin surgit de l’ombre et leur sourit.
« Wrowwwl », dit-il.
Les chevaux voulurent s’arrêter, ce qui est pratiquement impossible quand un carrosse continue de pousser par-derrière. Les cochers se pétrifièrent de terreur.
« Wrowwwl ? »
Le carrosse dérapa en crabe, percuta un mur par le travers et projeta les cochers par terre. Gredin en saisit un par le col et le secoua de haut en bas pendant que les chevaux affolés se démenaient pour se dégager de leurs brancards.
« Tu te sssauves, joujou à poils ? » suggéra-t-il.
Derrière les yeux épouvantés, homme et rongeur luttèrent pour prendre le commandement. Mais c’était se donner du mal pour rien. Dans les deux cas, la partie était perdue d’avance. La conscience qui oscillait d’un état à l’autre voyait tantôt un chat souriant, tantôt un costaud borgne d’un mètre quatre-vingts, tout en muscles et tout aussi souriant.
Le cocher rongeur s’évanouit. Gredin lui donna quelques tapes, des fois qu’il bougerait…
« Rrréveille-toi, petite souriiis… »
… puis s’en désintéressa.
La portière du carrosse trembla, se coinça et finit par s’ouvrir.
« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Illon.
— Wrowwwwl ! »
La bottine de Nounou Ogg percuta la nuque de Gredin.
« Ah non, pas de ça, mon gars, dit-elle.
— Envie, bouda Gredin.
— T’as toujours envie, c’est ça l’ennui. » Nounou sourit à Illon. « Venez donc, ma chère. »
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