« Très douillet », fit Casanabo.
Elle se faufila par l’ouverture et entra dans le local de l’horloge. Des roues dentées lui cliquetèrent sous le nez.
Elle les regarda un moment.
Bon sang. Tout ça rien que pour découper le temps en rondelles.
« Nous risquons d’être un tout petit peu à l’étroit, dit Casanabo du côté de son aisselle. Mais nécessité fait loi, madame. Je me souviens, une fois à Quirm, il y avait une chaise à porteurs et… »
Voyons voir, songea Nounou. Cette pièce-ci est reliée à cette pièce-là, celle-ci tourne, celle-là aussi mais plus vite, cette pièce hérissée de pointes gigote d’avant en arrière…
Oh, bah. Suffit de tordre le premier machin qui tombe sous la main, comme disait le grand prêtre à la vestale [25] Chute d’une blague du Disque-monde hélas perdue pour la postérité.
.
Nounou Ogg se cracha dans les paumes, empoigna la plus grosse roue dentée et la tordit.
La roue continua de tourner et l’entraîna à sa suite.
Merde alors. Oh, bon…
Elle fit alors ce que ni Mémé Ciredutemps ni Magrat n’auraient rêvé de faire en pareilles circonstances. Mais les périples de Nounou Ogg sur l’océan du badinage entre sexes opposés l’avaient entraînée plus loin qu’une virée au phare aller-retour, et elle ne vit rien d’avilissant à demander à un homme de l’aider.
Elle minauda à l’intention de Casanabo.
« Ce serait beaucoup plus confortable dans notre petit pied-par-terre si vous pouviez pousser un peu cette petite roue, dit-elle. Je suis sûre que vous pouvez y arriver, vous, ajouta-t-elle.
— Oh, pas de problème, petite madame », fit Casanabo. Il leva une main. Les nains sont extrêmement forts pour leur taille. La roue n’eut pas l’air de lui opposer la moindre résistance.
Dans un recoin du mécanisme quelque chose se rebiffa un instant avant de lâcher un clonk . Les grandes roues tournèrent à contrecœur. Les autres hurlèrent sur leurs axes. Une petite pièce importante fusa et rebondit dans un bruit métallique sur la tête ronde de Casanabo.
Et, beaucoup plus vite que ne l’avait jamais voulu dame Nature, les aiguilles tournèrent à toute allure sur le cadran.
Un nouveau bruit juste au-dessus des deux saboteurs poussa Nounou à lever la tête.
Son expression satisfaite s’évanouit. Le marteau qui sonnait les heures se relevait lentement en arrière. L’idée la frappa soudain qu’elle se trouvait pile sous la cloche à l’instant même où la cloche était à son tour frappée.
Bong…
« Oh, merde ! »
… bong…
… bong…
… bong…
La brume déroulait ses volutes dans le marais. Et des ombres l’accompagnaient, formes indistinctes en une telle nuit où la différence entre les vivants et les morts n’était qu’une question de temps.
Madame Gogol les sentait parmi les arbres. Les sans-abri. Les affamés. Les silencieux. Les abandonnés des hommes et des dieux. Le peuple de la brume et de la boue, dont la seule force résidait quelque part au-delà de la faiblesse, dont les croyances étaient aussi branlantes et informelles que leurs habitations. Et le peuple de la ville, non pas celui qui vivait dans les grandes maisons blanches et se rendait au bal dans de beaux carrosses, mais l’autre. Celui dont ne parlent jamais les contes. Les contes, dans l’ensemble, ne s’intéressent pas aux porchers qui restent porchers ni aux pauvres et humbles cordonniers dont le destin est de mourir légèrement plus pauvres et beaucoup plus humbles.
C’étaient ces gens-là qui faisaient marcher le royaume magique, qui lui préparaient ses repas, balayaient ses planchers, charroyaient ses vidanges, donnaient un visage à sa population, dont les désirs et les rêves peu exigeants ne tiraient pas à conséquence. Les invisibles.
Et moi qui suis là, songeait-elle. À tendre des pièges aux dieux.
Il existe diverses formes de vaudou dans le multivers, car c’est une religion qu’on peut concocter à partir de tous les ingrédients qui traînent alentour. Et toutes essayent, d’une certaine façon, d’appeler un dieu dans le corps d’un être humain.
C’était idiot, se disait madame Gogol. C’était dangereux.
Le vaudou de madame Gogol fonctionnait dans l’autre sens. C’est quoi, un dieu ? Un foyer de croyance. Dès que des gens croient, un dieu commence à se développer. D’abord timidement, mais s’il est une chose que le marais enseigne, c’est bien la patience. N’importe quoi peut devenir le siège d’une divinité. Une poignée de plumes entourée d’un ruban rouge, un chapeau et un manteau sur deux bouts de bois… n’importe quoi. Car lorsqu’on n’a pratiquement rien, n’importe quoi représente presque tout. Ensuite on le nourrit, on le met en confiance, comme une oie au destin de foie gras, on laisse son pouvoir grossir tout doucement et, le moment venu, on ouvre la voie… à l’envers. Un être humain pouvait dominer le dieu plutôt que le contraire. Il y avait un prix à payer par la suite, mais c’était toujours le cas. Pour ce qu’en savait madame Gogol, on finissait tous par mourir.
Elle but une gorgée de rhum et tendit le cruchon à Saturday.
Saturday en avala une lampée avant de passer le cruchon à ce qui avait peut-être été une main.
« On va koumansé », dit madame Gogol.
Le mort ramassa trois petits tambours et se mit à battre un rythme à la vitesse d’une pulsation cardiaque.
Au bout d’un moment, quelque chose tapota l’épaule de madame Gogol et lui tendit le cruchon. Il était vide.
Autant se lancer…
« Madanm Bon Anna souri moin. Mysié Auchamp garanti moin. Bonlonm Gran Pa guidé moin. Hotaloga André trapé moin.
» Moin sé entre limyère é nuit, mé ça fè ayen, passe que moin sé entre eux.
» Mi rhum pou vous. Tabak pou vous. Manjé pou vous. Maison pou vous.
» Aprézan kouté moin bien… »
… bong.
Pour Magrat, ce fut comme sortir d’un songe pour entrer dans un autre. Elle avait paresseusement rêvé qu’elle dansait avec le plus bel homme de l’assemblée, et… elle dansait avec le plus bel homme de l’assemblée.
Sauf qu’il portait deux ronds de verre fumé sur les yeux.
Magrat était peut-être un cœur tendre, une rêveuse invétérée et, comme disait Mémé Ciredutemps, un bonnet de nuit sans coiffe, mais elle n’aurait pas été sorcière sans certains instincts ni l’intelligence de leur faire confiance. Elle leva le bras et, avant que les mains de son cavalier aient le temps de réagir, arracha les morceaux de verre.
Elle avait déjà vu des yeux de ce genre, mais jamais chez un être vertical.
Ses pieds qui, la seconde d’avant, évoluaient avec grâce sur le parquet s’emmêlèrent brusquement.
« Euh… » commença-t-elle.
Et elle s’aperçut que les mains de l’homme, roses et parfaitement manucurées, étaient également froides et humides.
Magrat pivota et prit la fuite, bousculant les couples dans sa rage à se sauver. Ses jambes s’entortillèrent dans la robe. Les chaussures ridicules patinèrent sur la piste.
Deux valets de pied bloquaient l’escalier vers la sortie.
Les yeux de Magrat s’étrécirent. Il lui fallait quitter les lieux.
« Aïe !
— Ouille ! »
Puis elle repartit en courant et dérapa en haut des marches. Une pantoufle de verre glissa sur le marbre.
« Comment est-ce qu’on peut bouger dans ces machins-là ? » cria-t-elle au reste du monde. Sautillant frénétiquement sur un pied, elle retira sèchement l’autre chaussure et s’enfonça dans la nuit à toute allure.
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