Magrat et elle empoignèrent Mémé par les coudes et la propulsèrent sous la voûte d’entrée avant que ne sautent ses plombs. Mémé Ciredutemps répétait toujours qu’il fallait compter jusqu’à dix avant de se mettre en colère. Nul ne savait pourquoi, puisque ça n’avait d’autre effet qu’augmenter la pression et aggraver considérablement l’explosion finale.
Les sorcières ne s’arrêtèrent qu’une fois hors de vue de la porte.
« Écoute, Esmé, fit Nounou d’un ton apaisant, tu devrais pas prendre ça trop à cœur. Et on est un peu crottées, faut admettre. Ils faisaient que leur boulot, d’accord ? Qu’est-ce que t’en dis ?
— Ils nous ont traitées comme si on était des gens ordinaires, répliqua Mémé d’un ton scandalisé.
— On est à l’étranger, Mémé, fit Magrat. Et puis, les hommes sur le bateau, ils ont pas remarqué le chapeau non plus, vous avez dit.
— C’est vrai, mais j’voulais pas qu’ils le remarquent. C’est pas pareil.
— C’est… c’est qu’un incident, Mémé. Des soldats bornés. Ils reconnaissent même pas une belle coiffure “flou artistique” quand ils tombent dessus. »
Nounou regarda autour d’elles. Une foule grouillante les croisait, presque en silence.
« Et faut admettre que c’est une ville rudement propre », dit-elle.
Elles passèrent les environs en revue.
C’était assurément la ville la plus propre qu’elles avaient jamais vue. Même les pavés avaient l’air astiqués.
« On pourrait manger son goûter à même la rue, dit Nounou alors qu’elles déambulaient.
— Oui, mais tu le mangerais à même la rue de toute façon, fit Mémé.
— Je mangerais pas tout. Même les caniveaux sont nettoyés. On voit pas un ronald [19] Ronald III de Lancre, dit «l’Étron du trône», tenu pour un monarque extrêmement puant, passa à la postérité sous ce sobriquet peu reluisant.
, regardez.
— Gytha !
— Ben, c’est toi qu’as dit qu’à Ankh-Morpork…
— On est pas à Ankh-Morpork !
— C’est tellement impeccable, dit Magrat. On en regretterait de pas avoir nettoyé ses semelles.
— Ouais. » Nounou Ogg, les yeux plissés, regarda plus loin dans la rue. « On en regretterait de pas être une meilleure personne, c’est sûr.
— Pourquoi vous chuchotez, toutes les deux ? » demanda Mémé.
Elle suivit leur regard. Un garde se tenait posté au coin de la rue. Lorsqu’il s’aperçut qu’elles le regardaient, il se toucha le casque et leur adressa un bref sourire.
« Même les gardes sont polis, dit Magrat.
— Et puis y en a beaucoup, fit Mémé.
— C’est étonnant, je trouve, qu’on ait besoin de tous ces gardes dans une ville où les gens sont si propres et si calmes, dit Magrat.
— Peut-être qu’il y a tellement de gentillesse à distribuer qu’on a besoin de beaucoup de monde pour ça », suggéra Nounou Ogg.
Les sorcières errèrent au hasard dans les rues bondées.
« Belles maisons, en tout cas, dit Magrat. Très décoratives, très anciennes et pittoresques. »
Mémé Ciredutemps, qui vivait dans une chaumière aussi ancienne et pittoresque qu’il est possible sans s’identifier à un magma de roche métamorphique, s’abstint de tout commentaire.
Les pieds de Nounou Ogg commencèrent à protester.
« Faut s’trouver un endroit pour la nuit, dit-elle. On cherchera la fille demain matin. Ça nous fera pas de mal, une bonne nuit de sommeil.
— Et un bain, ajouta Magrat. Avec des herbes calmantes.
— Bonne idée. J’prendrais bien un bain aussi, dit Nounou.
— Ma parole, l’automne est passé drôlement vite, lança Mémé avec aigreur.
— Ah ouais ? Et toi, c’était quand la dernière fois que t’as pris un bain, Esmé ?
— Comment ça, la dernière fois ?
— Tu vois ? C’est pas la peine de faire des commentaires sur mes ablutions.
— Le bain, c’est pas hygiénique, déclara Mémé. Tu sais bien que j’suis contre. Rester tremper comme ça dans sa propre crasse.
— Vous faites comment, alors ? demanda Magrat.
— J’fais la toilette, répondit Mémé. Partout. Tu vois bien, quoi. Un bout par-ci, un bout par-là, comme ça s’présente. »
Que ça se présente souvent ou non, et Mémé ne jugea pas utile d’entrer dans les détails, c’était certainement moins rare qu’un logement à Genua en plein midi gras.
Toutes les tavernes et auberges étaient plus que bondées. Peu à peu, sous la poussée de la foule, les trois sorcières s’écartèrent des rues principales pour se retrouver dans les quartiers moins en vogue de la cité, mais il n’y avait toujours pas de place pour elles.
Mémé Ciredutemps en eut assez.
« La prochaine auberge qu’on voit, on entre, dit-elle, la mâchoire volontaire. C’est quoi celle-là, là-bas ? »
Nounou Ogg scruta l’enseigne.
« Hôtel… Com… plet » , marmonna-t-elle. Puis sa figure s’éclaira. « Hôtel Com-plet, répéta-t-elle. Ça veut dire “avec… euh… plaisir” en étranger, ajouta-t-elle obligeamment.
— Ça ira », fit Mémé.
Elle poussa la porte. Un rondouillard à la face rougeaude leva les yeux de la réception. Il était nouveau dans le métier et très nerveux ; le dernier titulaire avait disparu parce qu’il n’était pas assez rondouillard et rougeaud.
Mémé ne perdit pas de temps.
« Vous voyez ce chapeau ? demanda-t-elle. Vous voyez ce balai ? »
Les yeux de l’homme passèrent de la sorcière au balai puis revinrent à la sorcière. « Oui ? fit-il. Qu’esse ça veut dire ?
— Ça veut dire qu’on veut trois chambres pour la nuit, répondit Mémé en se tournant vers ses deux collègues d’un air avantageux.
— Avec du saucisson, dit Nounou.
— Et un repas végétarien », ajouta Magrat.
L’homme regarda les trois femmes. Puis il se rendit à la porte.
« Voyez c’te porte ? Voyez cette enseigne ? dit-il.
— On se fiche des enseignes, fit Mémé.
— Bon, alors, dit l’homme, j’laisse tomber. Qu’esse ça veut dire un chapeau pointu et un balai ?
— Ça veut dire que j’suis une sorcière. »
L’homme pencha la tête de côté.
« Ouais ? fit-il. C’est un autre mot pour vieille timbrée ? »
Cher Jason et tout le monde, écrivit Nounou Ogg , vous savez, ils conaissent pas les sorcières par ici, pour te dire comme ils sont arriérés dans les pays étrangers. Un homme a mis Esmé en boîte et elle allait piquer une colaire, alors Magrat et moi on l’a saisie et on l’a poussée dehore parce que si on fait croire aux gens qu’ils ont été changés en quelque chose ça fait toujours des histoires, tu te rapelles la dernière foie quand tu as dû creuser une mare pour que monsieur Villequin vive dedans…
Elles avaient réussi à se trouver une table pour elles seules dans une taverne. Elle était pleine de gens de toutes sortes. Le vacarme obligeait à crier pour se faire entendre et l’atmosphère était chargée de fumée.
« Arrête donc ton gribouillage, Gytha Ogg. Ça me porte sur le système, fit sèchement Mémé.
— Ils ont forcément des sorcières ici, dit Magrat. Y en a partout ailleurs. Doit y en avoir dans les pays étrangers. On en trouve partout, des sorcières.
— Comme les cafards, fit joyeusement Nounou Ogg.
— Vous auriez dû m’laisser lui faire croire qu’il était une grenouille, marmonna Mémé.
— Tu peux pas faire ça, Esmé. Tu peux pas t’amuser à faire croire aux gens qu’ils sont des machins uniquement parce qu’ils sont malpolis et qu’ils savent pas qui tu es, dit Gytha. Sinon, des gens qui sautent dans tous les coins, on en aurait jusque-là. »
Читать дальше