— Ah. C’est vrai qu’il m’a l’air coupable », reconnut Mémé. Les enchaînés avaient souvent cet air-là. « Qu’est-ce qu’on va lui faire, alors ?
— On va y donner une leçon.
— Et comment on procède ?
— Voyez la hache ? »
Mémé n’avait pas quitté l’outil des yeux durant tout l’échange. Elle laissa alors son esprit vagabonder au-dessus de la foule et saisir au vol quelques bribes de pensées.
Une fourmi possède un cerveau facile à lire. Il n’y circule qu’un seul grand courant de pensées simples : porter, porter, piquer, s’introduire dans les sandwichs, porter, manger. Un animal comme le chien est plus compliqué, il peut suivre plusieurs pensées en même temps. Mais un esprit humain est un gros nuage menaçant chargé d’éclairs, gonflé de pensées qui utilisent toutes un temps limité de traitement cérébral. Trouver ce que le propriétaire croit penser en pleine purée de pois de préjugés, de souvenirs, d’inquiétudes, d’espoirs et de craintes s’avère quasi impossible.
Sauf quand un nombre suffisant de gens pensent à peu près la même chose, et Mémé Ciredutemps capta la peur en eux.
« Une leçon qu’il est pas près d’oublier, on dirait, murmura-t-elle.
— M’est avis qu’il va l’oublier vitement », fit le badaud qui s’éloigna en traînant les pieds comme on s’écarte d’un paratonnerre pendant un orage.
Et à cet instant Mémé perçut la note discordante dans l’orchestre des pensées. Il abritait en son sein deux esprits non humains.
Deux esprits à la forme aussi simple, nette et tranchante qu’une lame hors du fourreau. La sorcière avait déjà capté des esprits de ce type et trouvé l’épreuve pénible.
Elle passa la foule en revue et découvrit leurs propriétaires. Qui fixaient sans ciller les silhouettes sur la plate-forme.
Il s’agissait de femmes ; du moins elles avaient une enveloppe féminine. Plus grandes qu’elle, minces comme des échalas, coiffées de chapeaux larges dont la voilette leur masquait le visage. Leurs robes miroitaient au soleil, peut-être bleues, peut-être jaunes, peut-être vertes. Peut-être à motifs. Impossible d’être sûr. Au moindre mouvement elles changeaient de couleur.
Elle n’arrivait pas à distinguer leurs figures.
Il y avait bel et bien des sorcières à Genua. Une, en tout cas.
Un bruit en provenance de la plate-forme la fit se retourner.
Et elle sut pourquoi les habitants de Genua étaient paisibles et gentils.
Il existait des pays étrangers, avait entendu dire Mémé, qui coupaient les mains des voleurs afin qu’ils ne récidivent pas. Cette solution l’avait toujours mise mal à l’aise.
À Genua, on ne l’appliquait pas. On leur coupait la tête pour leur ôter l’idée même de récidiver.
Mémé sut alors exactement où étaient les sorcières à Genua.
À la direction des affaires.
Magrat atteignit la porte de derrière. Elle était entrouverte.
Elle se ressaisit à nouveau.
Elle frappa d’un doigt poli, hésitant.
« Euh… » fit-elle.
Une cuvette d’eau sale l’aspergea en pleine figure. À travers le rugissement dans ses oreilles du raz-de-marée savonneux, elle entendit une voix : « Mince, je vous demande pardon. J’connaissais pas qu’il y avait quelqu’un. »
Magrat s’essuya les yeux et s’efforça de distinguer la vague silhouette devant elle. Une espèce de certitude narrative lui germa dans la tête. « Vous vous appelez Illon ? demanda-t-elle.
— Oui. Qui vous êtes ? »
Magrat toisa sa filleule de fraîche date. Jamais elle n’avait vu jeune femme plus séduisante : la peau aussi brune qu’une noix, les cheveux si blonds qu’ils en étaient presque blancs, un panachage pas franchement extraordinaire dans une ville aussi insouciante que l’était autrefois Genua.
Qu’est-ce qu’il fallait dire dans un moment pareil ?
Elle chassa de son nez un bout d’épluchure de pomme de terre.
« Je suis votre marraine fée, se présenta-t-elle. C’est drôle, ça paraît idiot maintenant que je l’annonce à quelqu’un… »
Illon l’examina.
« Vous ?
— Hum. Oui. J’ai la baguette et tout. » Magrat agita la baguette, au cas où ça l’aiderait. En vain.
Illon pencha la tête.
« J’croyais que les marraines fées apparaissaient dedans une pluie de ’tites lumières scintillantes et de notes cristallines, dit-elle d’un ton méfiant.
— Écoutez, on nous fournit que la baguette, fit désespérément Magrat. Sans le mode d’emploi. »
Illon lui jeta un autre regard inquisiteur. « Vaudrait mieux entrer, alors, dit-elle enfin. Vous arrivez à point. J’faisais du thé, de toute manière. »
Les femmes chatoyantes montèrent à bord d’une voiture découverte. Toutes belles qu’elles étaient, nota Mémé, elles marchaient maladroitement.
Rien d’étonnant, remarquez. Elles n’avaient pas l’habitude des jambes.
Elle nota en outre que les gens évitaient de regarder la voiture. Ils la voyaient pourtant. Mais ils s’arrangeaient pour que leurs yeux ne s’attardent pas dessus, comme si le seul fait de la reconnaître risquait de leur attirer des ennuis.
Elle nota aussi les chevaux de la voiture. Ils possédaient des sens plus développés que les hommes. Ils savaient ce qu’ils véhiculaient. Et ils n’aimaient pas ça du tout.
Elle les suivit tandis qu’ils enfilaient les rues au trot, l’oreille basse et les yeux écarquillés. On finit par les diriger dans l’allée d’une grosse maison délabrée près du palais.
La sorcière se tapit contre le mur et remarqua certains détails. Le plâtre s’effritait de la façade, et même le heurtoir s’était détaché de la porte.
Mémé Ciredutemps ne croyait pas aux ambiances. Elle ne croyait pas aux atmosphères surnaturelles. Pour une sorcière, avait-elle toujours pensé, l’important était de ne pas croire. Mais elle voulait bien admettre que cette maison abritait des hôtes très désagréables. Non pas malfaisants. Les deux imitations de femmes n’étaient pas malfaisantes, au même titre qu’une dague ou une falaise à pic. La malfaisance implique des choix. Mais la main qui poignarde ou pousse un corps dans un précipice peut être malfaisante, elle, comme dans le cas présent.
Elle regretta vraiment de savoir à qui elle appartenait.
On trouve partout des personnages dans le genre de Nounou Ogg. Comme s’il existait un générateur morphique spécialisé dans la production de vieilles femmes qui aiment rire un bon coup et ne crachent pas sur une pinte par-ci par-là, surtout d’un breuvage normalement servi dans de petits verres. On les trouve partout, souvent par deux [21] Toujours devant soi dans une file d’attente, pour commencer.
.
Elles ont tendance à s’attirer entre elles. Elles émettent peut-être des signaux inaudibles révélant la présence d’une âme simple qui ne demande qu’à pousser des « houuu » extasiés devant les portraits des petits-enfants d’autrui.
Nounou Ogg s’était découverte une amie. Elle s’appelait madame Aimable, était cuisinière et la première Noire à laquelle Nounou adressait la parole [22] Le racisme n’est pas un fléau sur le Disque-monde parce qu’entre les trolls, les nains et ainsi de suite, l’espécisme offre davantage d’intérêt. Blancs et Noirs vivent en harmonie parfaite et se liguent contre les Verts.
. En tant que cuisinière, elle appartenait à ce type supérieur qui passe le plus clair de son temps dans un fauteuil au milieu de la cuisine, entourée de sa cour, et ne prête guère attention à l’agitation environnante.
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