« Personne vient vous embêter ici ? demanda Nounou.
— Sèlment les gens qui moin envie de voir. » Les feuilles de nénuphar bougèrent. Une ride en v traversa le plan d’eau le plus proche.
« L’indépendance, approuva Mémé. Très important, ça. Toujours. »
Nounou fixa les sauriens d’un regard intéressé. Ils essayèrent de le soutenir et abandonnèrent quand les larmes leur vinrent aux yeux.
« J’pense que je m’en prendrais bien deux à la maison, dit-elle d’un air songeur alors que les bêtes s’éclipsaient. Mon Jason pourrait creuser une autre mare, pas de problème. Ça mange quoi, vous m’avez dit ?
— Touça qu’ils veulent.
— J’connais une blague sur les alligators, fit Mémé du ton solennel de qui énonce une vérité de première importance.
— Pas possible ! s’exclama Nounou. Je t’ai jamais entendue raconter une blague dans toute ta vie !
— C’est pas parce que j’en raconte pas que j’en connais pas, répliqua Mémé avec hauteur. C’est l’histoire d’un gars…
— Quel gars ? demanda Nounou.
— Un gars qui entre dans une auberge. Oui. C’est ça, une auberge. Et il voit un panneau. Le panneau dit “sandwichs variés”. Alors il demande : “Donnez-moi un sandwich à l’alligator. Sinon au crocodile. Parce que l’alligator et le crocodile, c’est… presque pareil ! ” »
Les deux autres la regardèrent.
Nounou Ogg se tourna vers madame Gogol.
« Donc… vous vivez ici toute seule, hein ? fit-elle d’un ton joyeux. Pas âme qui vive dans l’coin ?
— Toucom, dit madame Gogol.
— Vous voyez, les alligators et les crocodiles… » reprit d’une voix forte Mémé qui s’arrêta soudain.
La porte de la cabane s’était ouverte.
Une autre grande cuisine [23] Comme le disait Desiderata, les marraines fées ont tendance à entretenir des rapports très étroits avec les cuisines.
. Elle avait autrefois donné du travail à une demi-douzaine de cuisiniers. Aujourd’hui elle rappelait une caverne, les angles du fond baignaient dans l’ombre, la poussière ternissait les casseroles et les soupières suspendues. On avait repoussé contre un mur les grandes tables sur lesquelles de la vieille vaisselle s’entassait presque jusqu’au plafond ; les fourneaux, assez vastes pour engloutir des vaches entières et nourrir toute une armée, restaient froids.
Au milieu de cette grisaille désolée quelqu’un avait installé une petite table près de la cheminée. Elle trônait sur un carré de tapis éclatant. Un pot à confitures contenait des fleurs disposées suivant la méthode simple qui consiste à en attraper une poignée puis à la fourrer dans un vase. Ce qui créait une petite île de couleur un peu mièvre dans l’océan de pénombre.
Illon déplaça désespérément quelques objets de-ci de-là puis s’immobilisa et regarda Magrat, une espèce de sourire timide aux lèvres, comme sur la défensive.
« J’suis une bêtasse, vraiment. M’est avis que ça vous arrive souventes fois, dit-elle.
— Hum. Oui. Oh, oui. Tout le temps, fit Magrat.
— C’est seulement que j’vous voyais un brin… plus âgée ? Vous étiez à mon baptême, non ?
— Ah. Oui ? Ben, vous voyez, faut dire que…
— Mais vous pouvez vous donner l’air que vous voulez, m’est avis, conclut obligeamment Illon.
— Ah. Oui. Euh… »
Illon parut un instant intriguée, comme si elle cherchait à comprendre pourquoi, puisque Magrat pouvait se donner n’importe quelle apparence, elle avait opté pour celle-là.
« Enfin, bon, dit-elle. On fait quoi asteure ?
— Vous avez parlé de thé, répondit Magrat pour gagner du temps.
— Oh, sûr. » Elle se tourna vers la cheminée où une bouilloire noircie pendait au-dessus de ce que Mémé Ciredutemps appelait toujours un feu d’optimiste [24] Deux bûches et de l’espoir.
. « C’est quoi, vot’nom ? demanda-t-elle par-dessus son épaule.
— Magrat, répondit la sorcière en s’asseyant.
— C’est un… joli nom, fit poliment Illon. Évidemment, vous connaissez le mien. Notez, j’passe tellement de temps asteure à faire la cuiseuse au-dessus de cette cheminée affreuse que madame Aimable m’appelle Braise. C’est bête, hein ? »
Braisillon, songea Magrat. Je suis la marraine fée d’une fille qui rappelle une espèce de bouton qui se ferme d’un coup de pouce.
« Elle aurait pu faire mieux, concéda-t-elle.
— J’ai pas l’cœur d’y dire, elle le trouve amusant, fit la servante. Moi, il me rappelle une manière de bouton qui s’ferme d’un coup de pouce.
— Oh, je dirais pas ça. Euh… Qui c’est, madame Aimable ?
— C’est la cuiseuse du palais. Elle s’en vient me donner du courage quand ils s’en partent… »
Elle pivota, la bouilloire noircie brandie comme une arme.
« J’veux pas aller à ce bal ! lança-t-elle. J’vais pas marier le prince ! Vous comprenez ? »
Les mots tombaient comme des lingots d’acier.
« D’accord ! D’accord ! fit Magrat, décontenancée par tant de véhémence.
— L’a l’air gluant. Y m’donne la chair de poule, fit Illon d’une voix sinistre. On dit qu’il a des yeux drôles. Et tout l’monde connaît ce qu’il fait la nuit ! »
Tout le monde sauf une, songea Magrat. On ne me dit jamais ces choses-là, à moi. « Ben, ça doit pas être très dur d’arranger ça, fit-elle tout haut. J’veux dire, normalement, c’est d’épouser les princes qu’est difficile.
— Pas pour moi, non. Ç’a déjà été arrangé. D’après mon autre marraine, faut que j’y passe. C’est mon destin, qu’elle dit.
— Autre marraine ?
— Tout l’monde en a deux. La bonne et la mauvaise. Vous connaissez ça, quand même. Laquelle vous êtes, vous ? »
Magrat réfléchit à toute vitesse.
« Oh, la bonne, répondit-elle. Pas de doute.
— C’est drôle, fit Illon. C’est exactement ce que dit l’autre aussi. »
Mémé Ciredutemps se tenait assise dans sa position spéciale, genoux serrés et coudes rentrés, qui mettait le moins possible de sa personne en contact avec le monde extérieur.
« Bon d’là, ça c’est fameux, fit Nounou Ogg en nettoyant son assiette avec ce que Mémé espérait être du pain. Tu devrais essayer un coup, Esmé.
— Enco une portion, man Ogg, proposa madame Gogol.
— Si ça vous ennuie pas, madame Gogol. » Nounou envoya son coude dans les côtes de Mémé. « C’est vraiment bon, Esmé. Comme du ragoût. »
Madame Gogol regarda Mémé, la tête penchée.
« C’é pitêt pas le manjé qui anbété man Ciredutemps, moin pensé, dit-elle. C’é pitêt le service. »
Une ombre s’étendit au-dessus de Nounou Ogg. Une main grise lui prit son assiette.
Mémé Ciredutemps toussa légèrement.
« J’ai rien contre les morts, dit-elle. Certains de mes meilleurs amis le sont. Mais ça me paraît pas normal que les morts se baladent partout. »
Nounou Ogg leva les yeux sur la silhouette en train de verser à la louche dans son assiette une troisième part du liquide mystérieux.
« Et vous, qu’est-ce que vous en dites, monsieur Zombie ?
— La vie est belle, madame Ogg, répondit le zombie.
— Là. Tu vois, Esmé. Il s’en fiche. C’est mieux que rester enfermé toute la journée dans un cercueil étouffant, j’suis sûre. »
Mémé leva à son tour la tête vers le zombie. Il était – ou plus exactement avait été – un grand et bel homme. Il l’était toujours, seulement il donnait désormais l’impression d’avoir traversé une salle envahie de toiles d’araignées.
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