— T’as raison ! » Frangin fixa Lou-tsé par-dessus la coupe. « Pourquoi tu es là ? demanda-t-il. Tu n’es pas omnien. Ni éphébien.
— Grandi près de Moyeu. Y a longtemps. Maintenant Lou-tsé un étranger partout où lui aller. Meilleur moyen. Appris religion dans temple au pays. Maintenant aller là où trouver travail.
— Transporter des détritus et tailler les plantes ?
— Sûr. Jamais été évêque ni gros bonnet. Vie dangereuse. Toujours être homme qui nettoie bancs ou balaye derrière autel. Personne embêter homme utile. Personne embêter petit homme. Personne se rappeler nom.
— C’est ce que j’avais prévu pour moi ! Mais ça ne marche pas.
— Alors trouver autre moyen. Moi apprendre dans temple. Appris avec vieux maître. Quand ennuis, toujours se rappeler paroles sages de vieux maître vénérable.
— C’était quoi ?
— Vieux maître dire : “Garçon là-bas ! Quoi toi manger ? Espère toi apporter assez pour tout le monde !” Vieux maître dire : “Vilain garçon ! Pourquoi pas faire devoirs à la maison ?” Vieux maître dire : “Pourquoi garçon rire ? Si pas dire pourquoi, tout dojo rester en retenue après les cours !” Quand se souvenir toutes ces sages paroles, rien paraître très grave.
— Qu’est-ce que je vais faire ? Je ne l’entends pas !
— Toi faire ce que dois. Moi compris au moins une chose, ça tu dois faire tout seul. »
Frangin s’étreignait les genoux.
« Mais il ne m’a rien dit ! Elle est où, cette fameuse sagesse ? Tous les autres prophètes sont revenus avec des commandements !
— Où eux les trouver ?
— Je… J’imagine qu’ils les ont inventés.
— Toi les trouver là aussi. »
« Tu appelles ça de la philosophie, toi ? » rugit Honorbrachios en agitant son bâton.
Tefervoir nettoyait le levier, enlevait les morceaux du moule de sable qui restaient.
« Bé… de la physique, que c’est de la philosophie naturelle », dit-il.
Le bâton claqua sur les flancs de la Tortue Mobile.
« Je t’ai jamais appris des choses pareilles, coquin de sort ! s’écria le philosophe. La philosophie, elle est censée rendre la vie meilleure !
— Hé bé, ça va la rendre meilleure pour beaucoup de monde, répliqua calmement Tefervoir. Ça va permettre de renverser un tyran.
— Et après ?
— Et après quoi ?
— Et après tu vas la mettre en morceaux, ta machine, hé ? fit le vieillard. La démolir ? Enlever les roues ? Retirer toutes ces piques ? Brûler les plans ? Hein ? Quand elle aura rempli son office, hé ?
— Bé… commença Tefervoir.
— Aha !
— Aha quoi ? On pourrait la garder, non ? Comme… force de dissuasion contre les autres tyrans !
— Tu crois que les tyrans, ils vont pas en construire eux aussi ?
— Bé… j’en construirai des plus grosses ! » cria Tefervoir.
Honorbrachios s’affaissa. « Oui, fit-il. Sûrement. Tout est bien, alors. Ma parole. Quand je pense que je m’inquiétais. Maintenant… je crois que je vais aller me reposer dans un coin… »
Il parut plus voûté qu’à l’ordinaire et soudain vieux.
« Maître ? fit Tefervoir.
— M’appelle plus maître, vaï, répliqua Honorbrachios en suivant à tâtons la paroi de la grange vers la porte. Je constate que tu connais à présent toutes les saloperies qu’il faut savoir sur la nature humaine. Hah ! »
Le grand dieu Om glissa le long du versant d’un fossé d’irrigation et atterrit sur le dos dans les mauvaises herbes du fond. Il se redressa en agrippant une racine dans son bec et en se retournant à la force des mâchoires.
Les formes des pensées de Frangin lui sillonnaient le cerveau en tremblotant. Il ne distinguait aucun mot précis, mais il n’en avait nul besoin, pas plus qu’on n’a besoin de voir les rides à la surface d’une rivière pour connaître le sens du courant.
De temps en temps, quand il apercevait le point miroitant de la Citadelle dans le crépuscule, il tentait à son tour de transmettre ses propres pensées aussi fort qu’il pouvait :
« Attends ! Attends ! Tu ne vas pas faire ça ! On peut aller à Ankh-Morpork ! Le pays de toutes les chances ! Avec mon cerveau et ton… et toi, le monde nous ouvre les draps ! Pourquoi tout gâcher… »
Puis il glissait dans un autre sillon. Une ou deux fois il aperçut l’aigle qui décrivait des cercles sans relâche.
« Pourquoi mettre la main dans le broyeur ? Ce pays mérite Vorbis ! Les moutons méritent qu’on les mène par le bout du nez ! »
Il avait connu la même situation lorsqu’on avait lapidé à mort son tout premier croyant. Évidemment, il lui en restait une douzaine d’autres à ce moment-là. Mais il en avait ressenti comme un déchirement. De la tristesse. On n’oublie jamais son premier croyant. C’est lui qui donne une forme au dieu.
Les tortues sont mal équipées pour la navigation à travers champs. Il leur faudrait des pattes plus longues ou des fossés moins profonds.
Om estima qu’il ne dépassait pas le trois cents mètres à l’heure en ligne droite, et la Citadelle se trouvait encore au moins à trente kilomètres. Il effectuait parfois entre les arbres d’une oliveraie une pointe de vitesse qui ne compensait pas le retard que lui coûtaient le terrain rocailleux et les murets dans les champs.
Durant tout le temps que ses pattes s’activaient, il entendait bourdonner dans sa tête les pensées de Frangin comme une abeille au loin.
Il tenta encore une fois de crier mentalement.
« Tu as quoi, toi ? Lui dispose d’une armée ! Tu as une armée, toi ? Combien de divisions tu as ? »
Mais de telles pensées demandent de l’énergie, et celle dont dispose une tortue reste limitée. Il trouva une grappe de raisins tombée par terre et avala gloutonnement les grains jusqu’à ce que sa tête baigne dans le jus, mais ça ne changea pas grand-chose.
Puis la nuit tomba. Ici, les nuits étaient moins froides que dans le désert, mais aussi moins chaudes que les journées. Il allait ralentir à mesure que son sang se rafraîchirait. Il ne réfléchirait pas aussi vite. Ne marcherait pas aussi vite non plus.
Il perdait déjà de la chaleur. Chaleur égalait vitesse.
Il se hissa sur une fourmilière…
« Tu vas mourir ! Tu vas mourir ! »
… et glissa en bas de l’autre versant.
Les préparatifs pour l’intronisation du prophète cénobiarche commencèrent bien des heures avant l’aube. Tout d’abord, ce que ne prévoyaient pas les traditions ancestrales, le diacre Cuspide et quelques collègues procédèrent à une fouille minutieuse du temple. On chercha des fils tendus et on tisonna à coups de pique des recoins en mesure de dissimuler des archers. Le diacre Cuspide avait la tête bien vissée sur les épaules, même si c’était à l’envers du filetage. Il dépêcha aussi quelques escouades en ville pour embarquer les suspects habituels. La Quisition recommandait toujours d’en laisser quelques-uns en liberté. On savait alors où les trouver en cas de besoin.
Après quoi une douzaine de prêtres subalternes arrivèrent pour absoudre les lieux et chasser tous les afrites, djinns et démons. Le diacre Cuspide les observa sans un mot. Il n’avait personnellement jamais eu de rapports avec des entités surnaturelles, mais il connaissait les effets d’une flèche bien ajustée dans un ventre qui ne s’y attend pas.
On lui tapota la cage thoracique. Il eut un sursaut lorsque la réalité se connecta soudain au fil de ses pensées et sa main se porta machinalement vers sa dague. « Oh », fit-il.
Lou-tsé hocha la tête et sourit avant d’indiquer de son balai que le diacre Cuspide se tenait sur une portion de dallage qu’il souhaitait balayer.
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