Aujourd’hui, il n’y avait rien à entendre.
Autant se parler et s’écouter tout seul.
Comme Vorbis.
Il n’arrivait pas à se défaire de cette idée. Un esprit comme une bille d’acier, avait dit Om. Rien n’y entrait, rien n’en sortait. Le diacre n’entendait donc que les échos lointains de son âme. À partir de ces échos lointains, il allait forger de toutes pièces un Livre de Vorbis, et Frangin croyait déjà en connaître les commandements. Il serait question de guerres saintes et de sang, de croisades et de sang, de piété et de sang.
Frangin se releva en se sentant idiot. Mais impossible de penser à autre chose.
Il était évêque mais il ignorait ce que faisaient les évêques. Il ne les avait aperçus que de loin, qui évoluaient comme des nuages liés à la terre. Il ne voyait qu’une seule chose dans ses cordes.
Un gamin boutonneux sarclait le potager. Il regarda avec étonnement Frangin lui prendre la binette et fut assez bête pour se cramponner un moment à l’outil.
« Je suis évêque, tu sais, dit Frangin. Et puis tu ne t’y prends pas bien. Va t’occuper ailleurs. »
Il porta des coups vicieux aux mauvaises herbes autour des semis. Quelques semaines d’absence seulement, et déjà une ombre verte recouvrait le terreau.
Tu es évêque. Pour tes bonnes actions. Et voici la tortue de fer. Pour tes éventuelles mauvaises actions. Parce que…
… il y avait deux personnes dans le désert, et Om a parlé à l’une d’elles.
Frangin n’avait encore jamais eu d’idées pareilles.
Om lui avait parlé. Il fallait reconnaître que le dieu n’avait rien dit de ressemblant à ce que rapportaient les prophètes. Il n’avait peut-être jamais rien dit de tel…
Il progressa à coups de binette jusqu’au bout du rang. Ensuite il remit de l’ordre dans les plants de haricots.
Lou-tsé observait Frangin d’un œil attentif depuis son cabanon près des tas de détritus.
Encore une grange. Tefervoir voyait beaucoup de granges.
Ils avaient commencé avec une charrette et passé beaucoup de temps à l’alléger au maximum. Les engrenages avaient posé problème. Il y avait longuement réfléchi. La boule voulait tourner beaucoup plus vite que les roues. Sûrement une métaphore de ceci ou cela.
« Et je n’arrive pas à la faire reculer, dit-il.
— Vous inquiétez pas, dit Simonie. Elle aura pas besoin de reculer. Et pour le blindage ? »
Tefervoir agita une main affolée en un geste qui englobait son atelier.
« C’est une forge de village ! dit-il. Cet engin-là fait sept mètres ! Zacharos ne peut pas fabriquer des plaques de plus d’un mètre de large. J’ai essayé de les clouer sur une armature, mais ça s’écroule sous le poids. »
Simonie contempla le squelette de la machine à vapeur et les plaques empilées à côté.
« Déjà participé à une bataille, Tefervoir ? demanda-t-il.
— Non. J’ai les pieds plats. Et je ne suis pas très balèze.
— Vous savez ce que c’est, une tortue ? »
Tefervoir se gratta la tête. « D’accord. La réponse, ce n’est pas un petit reptile dans une carapace, hé ? Parce que vous savez que ça, je le sais.
— Je veux dire une tortue de boucliers. Quand on attaque une forteresse ou un mur et que l’ennemi nous balance dessus tout ce qui lui tombe sous la main, les soldats tiennent leurs boucliers au-dessus de la tête de manière à ce qu’ils s’imbriquent les uns dans les autres. Ça peut supporter de lourdes charges.
— Qui se chevauchent, murmura Tefervoir.
— Comme des écailles », fit Simonie.
Tefervoir observa la charrette d’un air pensif.
« Une tortue, dit-il.
— Et le bouclier ? demanda Simonie.
— Oh, ça, ce n’est pas un problème, répondit distraitement l’apprenti philosophe. Tronc d’arbre boulonné à l’armature. Gros bélier de fer. Des portes de bronze, c’est tout, vous avez dit ?
— Oui. Mais très grosses.
— Bé alors, c’est sûrement creux. Ou alors des plaques de bronze coulées sur du bois. C’est ce que je ferais, moi.
— Pas du bronze massif ? Tout le monde dit que c’est du bronze massif.
— C’est aussi ce que je dirais.
— Excusez-moi, messieurs. »
Un homme de forte carrure s’avança. Il portait l’uniforme des gardes du palais.
« C’est le sergent Fergmen, dit Simonie. Oui, sergent ?
— Ces portes-là, elles sont renforcées d’acier klatchien. À cause de tous les combats qu’ont eu lieu à l’époque du faux prophète Zog. Et elles s’ouvrent que vers le dehors. Comme des portes d’écluse dans un canal, comprenez ? Si vous poussez d’sus, elles se ferment encore plus fort.
— Bé, comment on les ouvre, alors ? demanda Tefervoir.
— Le cénobiarche lève la main, et le souffle de dieu les ouvre, répondit le sergent.
— De manière logique, je voulais dire.
— Oh. Ben, un diacre se faufile derrière un rideau et appuie sur un levier. Mais… des fois, quand j’étais d’garde en bas dans les cryptes, y avait une salle… avec des grincements et des machins… enfin, on entendait de l’eau bouillonner…
— Hydraulique, fit Tefervoir. Je m’en doutais.
— Vous pourrez entrer ? demanda Simonie.
— Dans la salle ? Pourquoi pas ? Personne ne s’y intéresse.
— Il pourrait ouvrir les portes ?
— Hmm ? » fit Tefervoir. Il se frottait le menton avec un marteau. Il avait l’air perdu dans un monde à lui.
« J’ai dit : Est-ce que Fergmen pourrait faire marcher cette hydre au litre ?
— Hmm ? Oh. Bé, je ne crois pas, répondit distraitement Tefervoir.
— Et vous ?
— Quoi ?
— Vous pourriez la faire marcher ?
— Té, sans doute. Ce sont seulement des tuyaux et des pressions, après tout. Hum. »
Tefervoir fixait toujours la charrette à vapeur. Simonie signifia d’un signe de tête entendu au sergent qu’il devait se retirer puis entreprit le voyage interplanétaire mental nécessaire pour atteindre le monde qu’explorait Tefervoir.
Il s’efforça lui aussi de regarder la charrette.
« Vous aurez bientôt terminé ?
— Hmm ?
— Je disais…
— Demain soir, tard. Si on travaille toute la nuit.
— Mais on en aura besoin le lendemain matin à l’aube ! On aura pas le temps d’voir si ça marche !
— Ça marchera du premier coup, lui assura Tefervoir.
— C’est vrai ?
— Té, je l’ai construite, la machine. Je la connais. Vous, vous connaissez les épées, les lances, tout ça. Moi, je connais tout ce qui tourne. Ça marchera du premier coup.
— Bien. Bon, j’ai d’autres choses à faire…
— D’accord. »
Tefervoir se retrouva seul dans la grange. Il contempla d’un air pensif son marteau, puis la charrette métallique.
Ils ne savaient pas couler le bronze correctement dans ce pays. Leur fer faisait peine, oui, vraiment peine. Leur cuivre ? Désastreux. Ils avaient l’air capables de fabriquer de l’acier à voler en éclats au premier choc. Au fil des ans, la Quisition avait éliminé tous les bons forgerons.
Il avait fait de son mieux, mais…
« Mais ne me demandez pas pour le deuxième ou troisième choc », se dit-il tout bas.
Vorbis se tenait assis dans le fauteuil de pierre de son jardin, des papiers étalés autour de lui.
« Eh bien ? »
La silhouette à genoux ne leva pas les yeux. Deux gardes se dressaient au-dessus d’elle, l’épée au clair.
« Les adeptes de la Tortue… ils complotent quelque chose, dit-elle d’une voix perçante de terreur.
— Évidemment qu’ils complotent. Évidemment, dit Vorbis. Et quel est ce complot ?
— Y a une espèce de… quand on vous confirmera cénobiarche… une espèce d’appareil, une machine qui avance toute seule… elle enfoncera les portes du temple… »
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