Valentin se leva, salua sa mère, rendit son salut à Hornkast et s’inclina quand les acclamations s’élevèrent : Vive le Coronal ! Quand le silence retomba, il dit d’une voix calme :
— Aujourd’hui, nous donnons une fête pour célébrer la restauration de l’État et le rétablissement de l’ordre. Nous avons prévu pour vous des réjouissances.
Il frappa dans ses mains et la musique commença ; des cors, des tambours, des pipeaux, une mélodie gaie et entraînante ; une douzaine de musiciens pénétrèrent dans la salle, Shanamir à leur tête. Derrière eux venaient les jongleurs, en costumes d’une incomparable beauté, des costumes dignes de grands princes : Carabella d’abord, le petit Sleet balafré aux cheveux blancs juste derrière elle, puis Zalzan Kavol, le Skandar bourru et velu, et les deux frères qui lui restaient. Ils portaient tout un attirail de jonglerie, des sabres, des poignards et des faucilles, des torches prêtes à être allumées, des œufs, des assiettes et des massues peintes de couleurs gaies, et bien d’autres objets. Lorsqu’ils atteignirent le centre de la pièce, ils se mirent en position, se faisant face en suivant les pointes d’une étoile imaginaire, les épaules droites, bien d’aplomb sur leurs jambes.
— Attendez, dit lord Valentin. Il reste encore une place.
Degré après degré il descendit du Trône de Confalume jusqu’à la troisième marche à partir du bas. Il adressa un sourire à la Dame, un clin d’œil au jeune Hissune et un signe de la main à Carabella qui lui lança un poignard. Il l’attrapa impeccablement et elle lui en lança un second, puis un troisième, et il commença à jongler sur les marches du trône, comme il avait promis de le faire il y avait bien longtemps déjà sur l’Île du Sommeil.
C’était le signal, et les jongleurs se mirent en action, et l’air commença à scintiller d’une multitude de curieux objets qui paraissaient animés d’une vie propre. Lord Valentin était persuadé que jamais, dans tout l’univers connu, on n’avait atteint à une telle perfection. Il jongla sur les degrés du trône pendant encore quelques instants, puis il descendit se joindre au groupe, hilare, rempli d’allégresse, échangeant torches et faucilles avec Sleet, les Skandars et Carabella.
— Comme au bon vieux temps ! cria Zalzan Kavol. Mais vous avez encore fait des progrès, monseigneur !
— C’est le public qui m’inspire, répondit lord Valentin.
— Et êtes-vous capable de jongler comme un Skandar ? demanda Zalzan Kavol. Tenez, monseigneur ! Attrapez ! Attrapez ! Attrapez ! Attrapez !
Zalzan Kavol paraissait cueillir en l’air des œufs, des assiettes et des massues, ses quatre bras tournoyant et happant sans cesse de nouveaux objets qu’il lançait vers lord Valentin qui, inlassablement, les recevait, jonglait avec et les relançait à Sleet ou à Carabella pendant que les acclamations de l’assistance – il ne s’agissait pas de simples flatteries, c’était sûr – résonnaient dans ses oreilles. Oui ! C’était cela, la vie ! Comme au bon vieux temps, oui, mais encore meilleur maintenant ! Il éclata de rire et attrapa un sabre étincelant et l’envoya très haut en l’air. Elidath avait estimé qu’il pouvait être incongru pour un Coronal de jongler devant les princes du royaume et Tunigorn partageait son sentiment, mais lord Valentin était passé outre à leurs objections, leur expliquant doucement et affectueusement qu’il ne se souciait guère du protocole. Et maintenant, il les voyait à leurs places d’honneur regarder bouche bée, stupéfaits de la qualité de cette fantastique démonstration.
Et pourtant, il savait que le moment était venu pour lui de se retirer. Il se débarrassa un par un des objets avec lesquels il jonglait et recula lentement. Quand il eut atteint la première marche du trône, il s’arrêta et fit signe à Carabella d’approcher.
— Viens, dit-il. Accompagne-moi là-haut, et maintenant devenons spectateurs.
Le sang lui monta au visage, mais sans hésiter elle se débarrassa des massues, des poignards et des œufs, et avança vers le trône. Valentin la prit par la main et ensemble ils gravirent les degrés.
— Monseigneur… murmura-t-elle.
— Chut ! C’est très important. Fais attention de ne pas trébucher sur les marches.
— Moi, trébucher ? Moi, une jongleuse ?
— Pardonne-moi, Carabella.
— Je te pardonne, Valentin, dit-elle en riant.
— Lord Valentin.
— Est-ce ainsi que cela sera, monseigneur ?
— Pas vraiment, dit-il. Pas entre nous.
Ils atteignirent le dernier degré. Le siège double, luisant de velours vert et or, les attendait. Valentin resta un moment debout, cherchant dans la foule parmi les princes, les ducs et le peuple.
— Où est Deliamber ? souffla-t-il. Je ne le vois pas !
— Cet événement ne lui disait rien, répondit Carabella, et il est reparti à Zimroel, je pense, pour prendre des vacances. Ce genre de festivités ennuie les magiciens. Et, tu sais, le Vroon n’a jamais aimé la jonglerie.
— Il devrait être ici, murmura lord Valentin.
— Il reviendra quand tu auras besoin de lui.
— J’espère. Allez, asseyons-nous, maintenant.
Ils prirent leurs places sur le trône. Dessous, les jongleurs qui restaient effectuaient leurs exercices les plus éblouissants, prodigieux même pour lord Valentin qui connaissait les secrets de la coordination sur lesquels ils reposaient. Et pendant qu’il regardait, il sentit une étrange mélancolie s’emparer de lui, car il s’était retiré de la compagnie des jongleurs, il s’était écarté pour monter sur le trône, et c’était un changement important et solennel dans sa vie. Il savait sans la moindre équivoque que son époque de jongleur itinérant, la période la plus libre et, d’une certaine manière, la plus joyeuse de sa vie, était maintenant terminée, et que les responsabilités du pouvoir, qu’il n’avait pas recherchées, mais qu’il avait été incapable de refuser, recommençaient à peser sur lui de tout leur poids. Il ne pouvait pas nier qu’il en éprouvait une certaine tristesse. Il se tourna vers Carabella.
— Peut-être en privé – quand la cour aura le dos tourné – pourrons-nous tous nous réunir de temps en temps et lancer un peu les massues, hein, Carabella ?
— Je pense que c’est possible, monseigneur. J’aimerais beaucoup.
— Et nous pourrons faire semblant… d’être quelque part entre Falkynkip et Dulorn, à nous demander si le Cirque Perpétuel nous engagera, à nous demander si nous pouvons trouver une auberge et si…
— Monseigneur, regardez ce que les Skandars sont en train de faire ! Comment peut-on concevoir une telle adresse ? Il y a tant de bras et tous sont à l’œuvre !
— Il faudra que je demande à Zalzan Kavol comment il s’y prend pour ce tour-ci, fit lord Valentin en souriant. Bientôt. Dès que j’aurai le temps.
FIN DU TOME I