— Tunigorn ! s’écria Valentin.
— Monseigneur ! Elidath m’avait dit que vous aviez changé, mais je ne m’attendais pas…
— Te sens-tu très dépaysé de me voir avec ce visage ?
— Il me faudra m’y habituer, monseigneur. Mais cela viendra en son temps. Je vous apporte de bonnes nouvelles.
— Te revoir est déjà une bonne nouvelle.
— Je vous apporte mieux que cela. Nous avons découvert le traître.
— C’est ce que l’on m’a déjà annoncé trois fois en une demi-heure. Il semblerait qu’il se trouve en trois endroits différents.
— Je ne suis pas au courant de ces rapports. Nous le tenons.
— Où ?
— Barricadé dans les chambres intérieures. Le dernier à l’avoir vu est son valet, le vieux Kanzimar, loyal jusqu’au bout, qui l’a vu bégayer de terreur et a fini par comprendre que ce n’était pas un Coronal qu’il avait devant lui. Il a condamné toute la suite, depuis la salle du trône jusqu’au vestiaire, et il est seul là-bas.
— Quelle bonne nouvelle ! dit Valentin. Puis il demanda à Deliamber :
— Est-ce que votre magie peut confirmer cela ? Deliamber fit vibrer ses tentacules.
— Je sens une présence aigrie et maléfique dans ce haut bâtiment.
— Les chambres impériales, fit Valentin. Bien. Se tournant vers Shanamir, il lui dit :
— Préviens Sleet, Carabella, Zalzan Kavol et Lisamon Hultin. Je les veux près de moi quand il sera cerné.
— Oui, monseigneur ! fit le garçon, le regard brillant d’excitation.
— Qui sont ces gens que vous venez de nommer ? demanda Tunigorn.
— Mes compagnons d’aventure, mon vieux. Pendant ma période d’exil, ils me sont devenus très chers.
— Alors, ils me seront chers aussi, monseigneur. Quels qu’ils soient, ceux qui vous aiment, je les aime aussi.
Tunigorn s’enroula dans son manteau.
— Quel froid ! Quand cela va-t-il cesser ? J’ai appris par Elidath que les machines de climatisation…
— Oui.
— Et peuvent-elles être réparées ?
— Elidath est en bas. Qui sait quels dégâts a pu commettre le Barjazid ? Mais nous pouvons faire confiance à Elidath.
Valentin leva la tête vers les appartements impériaux, plissant les yeux comme si cela lui permettait de voir à travers les nobles murs de pierre jusqu’à la cynique créature terrorisée qui se dissimulait derrière.
— Ce froid m’inquiète terriblement, Tunigorn, dit-il, l’air sombre. Mais le remède est maintenant entre les mains du Divin… et d’Elidath. Allez. Voyons si nous pouvons arracher ce vil individu de son nid.
L’heure du règlement de comptes avec Dominin Barjazid allait bientôt sonner. Valentin avançait, montait et traversait rapidement tous ces lieux merveilleux et familiers.
Ce bâtiment voûté était la salle des archives de lord Prestimion, où ce grand Coronal avait constitué un musée de l’histoire de Majipoor. Valentin sourit à l’idée d’exposer ses massues de jongleur à côté du sabre de lord Stiamot et de la cape chamarrée de pierreries de lord Confalume. Plus loin s’élevaient les stupéfiantes volutes du beffroi frêle et élancé construit par lord Arioc, une construction vraiment bizarre, peut-être un signe avant-coureur de la bizarrerie d’une tout autre envergure qu’Arioc allait commettre lorsqu’il serait devenu Pontife. Ce double atrium avec son bassin central surélevé était la chapelle de lord Kinniken, contiguë à l’élégant bâtiment de tuiles blanches qui était la résidence de la Dame lorsqu’elle venait rendre visite à son fils. Et là-bas, ces toits de verre inclinés miroitant sous la clarté des étoiles étaient ceux de la serre de lord Confalume, le jardin secret de ce monarque épris des pompes de la cour, un endroit où avaient été rassemblées des plantes fragiles venues des quatre coins de Majipoor. Valentin pria pour qu’elles survivent à cette nuit de rafales glacées, car il lui tardait de se promener au milieu d’elles, de les contempler d’un regard rendu plus connaisseur par ses pérégrinations, et de retrouver les merveilles qu’il avait vues dans les forêts de Zimroel et sur les côtes de la Stoienzar. Et ils montaient toujours…
Ils continuaient leur marche à travers un enchevêtrement apparemment sans fin de passages, d’escaliers, de galeries, de tunnels et de dépendances.
— Avant de retrouver le Barjazid, c’est de vieillesse que nous allons mourir, et non de froid ! grommela Valentin.
— Ce ne sera plus long maintenant, monseigneur, dit Shanamir.
— Encore trop à mon goût.
— Quel châtiment lui réservez-vous, monseigneur ?
— Un châtiment ? Un châtiment ? demanda Valentin en tournant la tête vers le garçon. Quel châtiment peut-il y avoir pour ce qu’il a commis ? La flagellation ? Trois jours au pain de stajja sec ? Autant châtier la Steiche pour nous avoir roulés sur les rochers.
— Aucun châtiment ? demanda Shanamir, l’air perplexe.
— Pas au sens où tu l’entends, non.
— Vous allez le remettre en liberté pour qu’il continue ses méfaits ?
— Non plus, répondit Valentin. Mais il nous faut d’abord mettre la main sur lui, et ensuite nous verrons quel sort lui réserver.
Encore une demi-heure – qui lui parut interminable – et Valentin atteignit le cœur du Château, l’enceinte des chambres impériales, qui, sans être la plus ancienne, était récemment le saint des saints. Les premiers Coronals y avaient installé leurs salles de gouvernement – remplacées depuis longtemps par les salles plus belles et plus imposantes des grands souverains du dernier millénaire –, et l’enceinte constituait maintenant un siège du pouvoir grandiose et éblouissant, à l’écart de l’enchevêtrement du reste du Château. Les plus importantes cérémonies officielles avaient lieu dans ces splendides chambres aux hautes voûtes. Mais maintenant, une seule misérable créature était terrée derrière les massives portes anciennes, protégée par de solides verrous ornementés, d’une taille colossale et d’une lourde signification symbolique.
— Des gaz toxiques, dit Lisamon Hultin. Il suffira d’insuffler du gaz à travers les murs pour qu’il tombe raide mort quel que soit l’endroit où il se trouve.
— Oui ! Oui ! s’écria Zalzan Kavol en acquiesçant vigoureusement de la tête. Vous voyez, un petit tuyau que l’on ferait passer dans ces lézardes… pour tuer les poissons à Piliplok, ils utilisent un gaz qui ferait bien l’affaire pour…
— Non, dit Valentin. Il ressortira vivant.
— Comment faire, monseigneur ? demanda Carabella.
— Nous pourrions enfoncer les portes, gronda Zalzan Kavol.
— Détruire les portes de lord Prestimion dont la fabrication a demandé trente ans ? demanda Tunigorn. Tout cela pour déloger une canaille ? Monseigneur, cette idée de gaz toxique ne me parait pas si stupide. Nous ne devrions pas perdre de temps à…
— Nous devons veiller à ne pas nous conduire comme des barbares, le coupa Valentin. Il n’y aura pas d’empoisonnement ici.
Il prit la main de Carabella et celle de Sleet, et les leva.
— Vous êtes des jongleurs aux doigts agiles. Vous aussi, Zalzan Kavol. N’avez-vous jamais utilisé ces doigts pour autre chose ?
— Pour crocheter des serrures, monseigneur ? demanda Sleet.
— Oui, ce genre de choses. Il y a de nombreuses entrées à ces chambres, et elles ne sont peut-être pas toutes verrouillées. Allez, essayez de trouver un moyen d’y pénétrer. Et pendant ce temps, j’essaierai autre chose.
Il s’avança jusqu’à l’énorme porte dorée, deux fois plus haute que le plus grand des Skandars, ornée jusqu’au moindre centimètre carré de sculptures en haut relief du règne de lord Prestimion et de son célèbre prédécesseur lord Confalume. Il posa les mains sur les lourdes poignées de bronze, comme s’il avait voulu ouvrir la porte d’une seule et furieuse poussée.
Читать дальше