Valentin resta un long moment dans cette position, chassant de son esprit toute la tension qui l’environnait. Il essayait de se transporter jusqu’à la zone de calme au centre de son âme ; mais un terrible obstacle l’en empêcha.
Il fut pris soudain d’une haine incommensurable pour Dominin Barjazid.
Derrière cette porte monumentale se trouvait l’homme qui l’avait chassé de son trône, qui avait fait de lui un infortuné vagabond, qui avait régné inconsidérément et injustement en son nom et – pire que tout, absolument monstrueux et impardonnable – qui avait choisi d’anéantir un milliard d’innocents sans soupçons quand il s’était aperçu que ses machinations avaient échoué.
C’était pour cela que Valentin haïssait Dominin Barjazid. Pour cela qu’il brûlait de le détruire.
Accroché aux poignées de la porte, des images violentes et cruelles assaillirent son esprit. Il vit Dominin Barjazid écorché vif, baignant dans son sang, poussant des hurlements qui s’entendaient jusqu’à Pidruid. Il vit Dominin Barjazid cloué à un arbre avec des flèches barbelées. Il vit Dominin Barjazid écrasé sous une grêle de pierres. Il vit…
Valentin tremblait sous l’effet de la violence de sa rage. Mais l’on n’écorchait pas vif ses ennemis dans une société civilisée, on ne donnait pas libre cours à sa fureur… pas même contre un Dominin Barjazid. Comment, se demanda Valentin, puis-je revendiquer le droit de régner sur une planète si je ne suis même pas capable de contrôler mes propres émotions ? Il savait qu’aussi longtemps que cette rage lui dévasterait l’âme, il ne serait pas digne de régner, pas plus que Dominin Barjazid lui-même. Il lui fallait la vaincre. Ce martèlement dans ses tempes, les battements de son cœur, cette soif sauvage de vengeance… il devait se purger de tout cela avant de s’occuper de Dominin Barjazid.
Valentin commença à lutter. Il détendit les muscles contractés de son dos et de ses épaules, emplit ses poumons de l’air froid et vif et, petit à petit, sentit la tension se retirer de son corps. Il fouilla son âme où le brûlant désir de vengeance s’était si brusquement allumé et y fit place nette. Et alors seulement il put se transporter à l’endroit paisible au centre de son être et y rester, si bien qu’il avait la sensation d’être seul dans le Château, seul avec Dominin Barjazid quelque part de l’autre côté de la porte, rien qu’eux deux, séparés par cette unique barrière. Valentin savait que la domination de soi-même était la plus belle des victoires et que tout le reste devait suivre.
Il s’en remit au pouvoir du bandeau d’argent de la Dame, sa mère, et se laissa glisser dans l’état de transe. Puis il projeta la force de son esprit vers son ennemi.
Ce ne fut pas un rêve de vengeance et de châtiment que Valentin envoya. Cela aurait été trop clair, trop mesquin, trop facile. Il envoya un rêve bienveillant, un rêve d’affection et d’amitié, de tristesse pour ce qui s’était passé. Dominin Barjazid ne pouvait qu’être étonné par un tel message. Valentin lui montra l’éblouissante et resplendissante ville des plaisirs de High Morpin et eux deux marchant côte à côte sur l’Avenue des Nues, discutant affablement, souriant, examinant les différences qui les séparaient, essayant d’apaiser les frictions et les craintes. C’était une manière risquée d’entrer en contact avec Dominin Barjazid, car si ce dernier choisissait de mal interpréter les mobiles de Valentin, il s’exposait à la dérision et au mépris. Pourtant il n’y avait aucun espoir de venir à bout de lui par des menaces ou des flambées de rage et la manière douce pouvait réussir. C’était un rêve qui demandait d’énormes réserves de cœur, car il fallait être naïf pour s’imaginer que Barjazid pouvait être séduit par des apparences, et si l’amour qui rayonnait de Valentin n’était pas sincère et n’était pas perçu ainsi, le rêve était une absurdité. Valentin n’aurait jamais cru pouvoir trouver en lui de l’amour pour cet homme qui avait fait tant de mal. Mais il en trouva ; il le projeta à travers la porte monumentale.
Quand il eut terminé, il s’accrocha aux poignées de la porte, récupéra ses forces et attendit une réaction de l’intérieur.
De manière tout à fait inattendue, ce fut un message qui lui parvint : une puissante décharge d’énergie mentale, surprenante et dévastatrice, qui sortit des chambres impériales avec la furie du vent brûlant de Suvrael. Valentin sentit le souffle ardent du refus moqueur de Dominin Barjazid. Barjazid ne voulait ni affection ni amitié. Il lui envoyait de la défiance, de la haine, de la colère, du mépris : une déclaration de guerre perpétuelle.
L’impact fut brutal. Comment se faisait-il, se demanda Valentin, que le Barjazid fût capable d’émettre des messages ? Sans doute quelque machine de son père, quelque sorcellerie du Roi des Rêves. Il comprit qu’il aurait dû s’attendre à quelque chose de ce genre. Mais cela n’avait pas d’importance. Valentin résista à la force aride du rêve que Dominin Barjazid projetait vers lui.
Il envoya ensuite un second rêve, aussi serein et confiant que celui de Dominin Barjazid avait été âpre et hostile. Il envoya un rêve d’absolution, de pardon total. Il montra à Dominin Barjazid un port, une flotte de vaisseaux de Suvrael attendant pour le ramener sur les terres de son père, et même un grand défilé, Valentin et Barjazid côte à côte sur un char, descendant vers le front de mer pour les cérémonies de l’embarquement, debout ensemble sur le quai, se faisant leurs adieux en riant, deux bons ennemis qui s’étaient affrontés avec toute la puissance dont ils disposaient et qui se séparaient en bons termes.
De Dominin Barjazid arriva en réponse un rêve de mort et de destruction, de haine, d’abomination et de mépris.
Valentin secoua lentement et lourdement la tête, essayant de la nettoyer de tout le poison qui y était déversé. Une troisième fois il rassembla ses forces et prépara un message à destination de son ennemi. Il ne voulait pas encore s’abaisser au niveau de Barjazid, il espérait encore le submerger de chaleur et de douceur, bien que n’importe qui d’autre eût estimé que c’était de la folie de seulement faire cette tentative. Valentin ferma les yeux et concentra toutes ses pensées sur le bandeau d’argent.
— Monseigneur ?
C’était une voix féminine qui brisait sa concentration juste au moment où il allait entrer en transe.
L’interruption fut pénible et douloureuse. Valentin pivota sur lui-même, enflammé d’une fureur inhabituelle, tellement surpris qu’il lui fallut un certain temps avant de reconnaître Carabella, et elle s’écarta de lui en tremblant, momentanément effrayée.
— Monseigneur… reprit-elle d’une toute petite voix. Je ne savais pas…
Il lutta pour se maîtriser.
— Qu’y a-t-il ?
— Nous… nous avons trouvé un moyen d’ouvrir une porte.
Valentin ferma les yeux et sentit son corps rigide se détendre sous l’effet du soulagement. Il sourit et l’attira vers lui, et la tint serrée quelques instants en tremblant pendant que la tension l’abandonnait. Puis il lui dit :
— Emmène-moi !
Elle le mena le long de corridors tendus d’antiques draperies et garnis d’épais tapis râpés. Elle se déplaçait avec un sens de l’orientation étonnant pour quelqu’un qui n’avait jamais parcouru les lieux auparavant. Ils atteignirent un secteur des chambres impériales dont Valentin ne se souvenait pas, une entrée de service située au-delà de la salle du trône, un endroit simple et humble. Sleet, juché sur les épaules de Zalzan Kavol avait la partie supérieure du corps profondément engagée à l’intérieur d’une sorte de vasistas et se penchait pour effectuer de délicates manipulations sur le côté ultérieur d’une petite porte.
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