— Pas d’autre moyen, répondit Elidath. Nous les avons massacrés, et en mourant ils… se transformaient.
— Tous ?
— Tous étaient des Métamorphes, oui.
Valentin frissonna. Les bizarreries succédaient aux bizarreries dans cette révolution cauchemardesque. Il sentit l’épuisement le gagner. Les machines dispensatrices de vie tournaient de nouveau, le Château était sien et le faux Coronal prisonnier ; le monde était sauvé, l’ordre rétabli, la menace de la tyrannie écartée. Et pourtant… et pourtant… il y avait ce nouveau mystère, et il se sentait si affreusement fatigué…
— Monseigneur, dit Carabella, venez avec moi.
— Oui, fit-il d’une voix caverneuse. Oui, je vais me reposer un petit moment.
Il esquissa un sourire.
— Accompagne-moi jusqu’au lit dans le vestiaire, veux-tu, amour ? Je crois que je vais me reposer une petite heure. À quand remonte la dernière fois où j’ai dormi, t’en souviens-tu ?
Carabella glissa son bras sous le sien.
— J’ai l’impression que cela fait des jours, non ?
— Des semaines. Des mois. Juste une heure. Ne me laisse pas dormir plus d’une heure.
— Bien sûr, monseigneur.
Il se laissa tomber sur la couche comme quelqu’un qui vient d’être drogué. Carabella tira une courtepointe sur lui et obscurcit la chambre, et il se coucha en chien de fusil, laissant son corps épuisé se détendre totalement. Mais il avait l’esprit parcouru d’images lumineuses Dominin Barjazid s’accrochant aux genoux du vieil homme, le Roi des Rêves essayant rageusement de l’écarter tout en agitant son étrange machine, et puis le changement de forme, le Piurivar le foudroyant du regard, le hurlement terrifiant de Dominin Barjazid, le Métamorphe se précipitant vers la fenêtre ouverte, une farandole d’images dépourvues de sens qui défilaient dans l’esprit tourmenté de Valentin.
Le sommeil arriva sur la pointe des pieds et le surprit pendant qu’il luttait contre les démons du prétoire. On le laissa dormir pendant l’heure qu’il avait demandée, et même un peu plus, car lorsqu’il s’éveilla, ce fut parce que l’éclatante lumière dorée du matin lui tombait sur les yeux. Il se mit sur son séant, clignant des yeux et s’étirant. Il avait mal partout. Un rêve, se dit-il, un rêve insensé et ahurissant de… non, ce n’était pas un rêve. Pas un rêve.
— Monseigneur, êtes-vous bien reposé ? Carabella. Sleet. Deliamber. Le regardant. Veillant sur son sommeil.
— Oui, je me sens reposé, dit Valentin en souriant. Et la nuit est finie. Que s’est-il passé ?
— Bien peu de chose, répondit Carabella, sinon que l’air se réchauffe et que le Château est en liesse, et la nouvelle se répand sur les pentes du Mont du changement qui s’est produit.
— Le Métamorphe qui s’est jeté par la fenêtre… s’est-il tué ?
— Assurément, monseigneur, répondit Sleet.
— Il portait la robe et les insignes du Roi des Rêves. Comment était-ce possible, à votre avis ?
— Je peux hasarder des conjectures, monseigneur, répondit Deliamber. J’ai parlé avec Dominin Barjazid – il est devenu pour ainsi dire fou, et il lui faudra longtemps pour guérir, si jamais il y parvient –, et il m’a raconté un certain nombre de choses. L’an dernier, monseigneur, son père le Roi des Rêves est tombé gravement malade et on le croyait à la dernière extrémité. Vous occupiez encore le trône à cette époque.
— Je ne me souviens aucunement de cela.
— Non, dit le Vroon, ils n’y ont donné aucune publicité. Mais son état paraissait critique, et c’est alors qu’un nouveau praticien a débarqué à Suvrael, quelqu’un de Zimroel qui prétendait être d’une grande habileté et, de fait, le Roi des Rêves eut une guérison miraculeuse, comme s’il était ressuscité des morts. C’est à partir de ce moment, monseigneur, que le Roi des Rêves a fait germer dans l’esprit de son fils l’idée de vous attirer dans un guet-apens à Tilomon et de vous évincer du trône.
— Le praticien… un Métamorphe ? souffla Valentin.
— Exactement, dit Deliamber. Se faisant passer pour un homme de votre race. Et se faisant ensuite passer pour Simonan Barjazid jusqu’à ce que la frénésie et la confusion de la lutte dans le prétoire causent sa perte en mettant un terme à la métamorphose.
— Et Dominin ? Est-ce aussi un…
— Non, monseigneur, c’est le vrai Dominin, et la vue de cette chose qui se faisait passer pour son père lui a détraqué le cerveau. Mais voyez-vous, c’était le Métamorphe qui l’avait incité à l’usurpation et l’on peut supposer qu’un autre Métamorphe aurait bientôt remplacé Dominin comme Coronal.
— Et les Métamorphes qui gardaient les machines de climatisation… n’obéissaient pas aux ordres de Dominin, mais à ceux du faux Roi ! C’était une révolution secrète, Deliamber ! Nullement une prise du pouvoir par le clan Barjazid, mais le début d’une rébellion, des Métamorphes !
— C’est ce que je crains, monseigneur.
Valentin regardait dans le vide.
— Bien des choses s’expliquent, maintenant. Et le désordre est plus grave que je ne pensais.
— Monseigneur, dit Sleet, il faut découvrir et détruire ceux qui se sont glissés parmi nous et parquer le reste d’entre eux à Piurifayne où ils ne pourront pas nous nuire !
— Doucement, ami, dit Valentin. Ta haine des Métamorphes est encore vivace, hein ?
— Elle n’est pas sans fondement !
— Oui, c’est possible. Eh bien, nous allons les démasquer et nous n’aurons plus de Métamorphes se faisant passer pour le Pontife ou la Dame ou même un palefrenier. Mais je pense aussi qu’il nous faut nous rapprocher de ce peuple et apaiser son courroux, faute de quoi Majipoor sera plongée dans une guerre perpétuelle.
Il se mit debout, agrafa son manteau et leva les bras.
— Amis, nous avons du travail devant nous, je le crains, et un travail de longue haleine. Mais d’abord, nous allons célébrer notre victoire ! Sleet, je te nomme chancelier des festivités de ma restauration, pour organiser le banquet, préparer un spectacle et lancer les invitations. Il faut que Majipoor sache que tout va bien, ou presque, et que Valentin est remonté sur son trône !
La salle du Trône de Confalume était la plus vaste et la plus magnifique des salles du Château, avec ses resplendissantes poutres dorées, ses superbes tapisseries et son plancher de bois de gurna poli des pics de Khyntor, une salle splendide et majestueuse dans laquelle avaient lieu les plus importantes cérémonies impériales. Mais la salle du Trône de Confalume avait rarement contemplé un spectacle comme celui qu’elle contemplait.
Tout en haut des nombreuses marches du Trône de Confalume siégeait lord Valentin, et à sa gauche, sur un trône presque aussi haut, se trouvait la Dame sa mère, resplendissante dans une robe toute blanche, et à sa droite, sur un trône de la même hauteur que celui de la Dame, se trouvait Hornkast, le porte-parole du Pontife, car Tyeveras avait envoyé ses regrets et Hornkast à sa place. Et, disposés devant eux et remplissant pratiquement la salle, se tenaient les ducs, les princes et les chevaliers du royaume, une assemblée comme l’on n’en avait vu réunie au même endroit depuis le règne de lord Confalume lui-même – les suzerains venus de l’autre extrémité de Zimroel, de Pidruid, de Tilomon et de Narabal, et le duc Ghayrog de Dulorn, et les maîtres de Piliplok et de Ni-moya et de cinquante autres cités de Zimroel, plus une centaine d’Alhanroel, sans compter les Cinquante Cités du Mont. Mais toute cette foule n’était pas uniquement composée de ducs et de princes, car il y avait également des gens plus humbles, Gorzval, le Skandar manchot, Cordeine qui avait été son gabier et Pandelon son menuisier ; et Vinorkis, le Hjort négociant en peaux de haigus ; Hissune, le garçon du Labyrinthe ; et Tisana, la vieille interprète des rêves de Falkynkip, et bien d’autres encore dont la condition n’était pas plus élevée, mêlés à ces grands seigneurs, le visage brillant d’une crainte révérencielle.
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