— « À quelle distance de Roke sommes-nous ? »
— « Nous avons parcouru plus de la moitié du chemin, mais depuis une heure nous ne progressons plus, monsieur. »
Ged parla au vent, qui souffla moins fort. Pendant un certain temps ; ils progressèrent à une allure respectable. Mais soudain le vent se mit à souffler également du sud par rafales, repoussant la barque vers l’ouest. Dans le ciel, les nuages s’éventrèrent et bouillonnèrent. Le patron du bateau, furieux, rugit : « Ce vent est complètement fou, il souffle de tous les côtés à la fois ! Avec un temps pareil, seul le vent de mage pourra nous faire avancer, Seigneur. »
Devant cette requête, Ged se renfrogna, mais puisque marins et navire étaient en danger à cause de lui, il fit appel au vent de mage pour gonfler la voile. Aussitôt, la barque se mit à filer droit vers l’est, et son maître retrouva sa bonne humeur. Mais peu à peu, bien que Ged ne cessât de maintenir le sort, le vent de mage faiblit et tomba. Finalement, le bateau parut s’arrêter sur les flots et se mit à ballotter une minute durant au milieu du tumulte de la pluie et du vent, la voile flottante. Puis, dans un épouvantable fracas, le tangon fouetta l’air et la barque, après un instant d’hésitation, bondit en avant vers le nord, comme un chat effrayé.
Ged dut s’accrocher à une épontille, car le bateau était presque couché sur le flanc. « Retourner à Serd, maître ! », cria-t-il.
Le patron poussa un juron et hurla son refus : « Un sorcier à bond, moi qui suis le meilleur marin de la corporation, le bateau le plus maniable que j’aie jamais eu… et vous voulez que nous fassions demi-tour ? »
Mais la barque se mit à tourner sur elle-même comme si sa quille eût été prise dans un tourbillon, et lui aussi dut se cramponner à l’étambot pour ne pas basculer par-dessus bord. Ged lui dit : « Laissez-moi à Serd et allez où il vous plaira. Ce n’est pas contre votre bateau que souffle ce vent, mais contre moi. »
— « Contre vous, un sorcier de Roke ? »
— « Avez-vous déjà entendu parler du vent de Roke, maître ? »
— « Oui, celui qui tient les puissances maléfiques à l’écart de l’Ile des Sages ; mais qu’est-ce que cela a à voir avec vous, avec un Dompteur de Dragons ? »
— « C’est entre moi et mon ombre », répondit Ged laconiquement, à la manière des sorciers, et il n’en dit pas plus. Poussés par un vent constant tandis que le ciel s’éclaircissait, ils retournaient maintenant à Serd, fendant les flots à vive allure.
Le cœur lourd et inquiet, Ged remonta l’appontement de Serd. À l’approche de l’hiver, les journées allaient diminuant et le crépuscule venait rapidement. Or, au crépuscule, Ged sentait toujours son malaise grandir, et à présent chaque coin de rue lui semblait une menace. Il dut s’armer de courage pour ne pas se retourner constamment comme s’il allait être assailli par-derrière. Il se rendit à la Taverne de Mer, où voyageurs et marchands mangeaient ensemble la bonne nourriture offerte par la commune et avaient la possibilité de dormir dans la grande salle à chevrons. Les riches îles de la Mer du Centre révèrent en effet l’hospitalité.
Il mit de côté un petit morceau de viande de son repas ; puis, près de l’âtre, il taquina l’otak pour le déloger du pli de son capuchon où il était resté pelotonné durant toute la journée, et essaya de le faire manger en le caressant et en lui murmurant : « Hoeg, hoeg, allez, mange mon petit, mon silencieux… » Mais l’animal refusa de manger et vint se cacher dans sa poche. À cela, à sa propre incertitude lasse, à l’aspect même de l’obscurité dans les coins de la grande salle, il sut que l’ombre n’était pas loin de lui.
En tout cas, nul ne le connaissait ; il n’y avait là que des voyageurs en provenance d’autres îles, qui n’avaient pas entendu la Chanson de l’Êpervier . Nul ne lui adressa la parole. Finalement, il se choisit une couche et s’allongea, mais là, dans la grande salle à chevrons, au milieu des étrangers qui dormaient, il ne ferma pas l’œil de la nuit. Des heures durant, il essaya de prendre une décision, de trouver où aller, que faire, mais chaque choix, chaque solution aboutissait à un pressentiment de malédiction. L’ombre s’étendait au travers de toutes les voies qui se présentaient devant lui. Seul Roke en était libre, mais il ne pouvait y aller puisque les hauts sorts entrelacés depuis si longtemps pour protéger l’île périlleuse lui en interdisaient l’accès. Et si le vent de Roke s’était levé contre lui, l’ombre qui le pourchassait devait être bien proche.
Cette chose n’avait pas de corps, elle était aveugle au soleil, c’était une créature d’un royaume sans lumière où il n’existe ni lieu ni temps. Elle devait ramper et le poursuivre à tâtons à travers les jours et les océans du monde, et ne pouvait prendre une forme visible que dans les rêves et les ténèbres. Pour l’instant elle n’avait pas de substance, pas d’être que la lumière pût éclairer, comme le chante la Geste de Hode : L’aube crée et la terre et la mer, des ombres elle tire des formes, et renvoie les rêves au royaume des ténèbres . Mais si un jour l’ombre rattrapait Ged, elle pourrait absorber son pouvoir, lui prendre le poids de la chaleur et la vie de son corps, lui ravir la volonté qui l’animait.
Telle était la menace qu’il décelait sur chaque route. Et il savait que ce danger pouvait s’abattre sur lui au moyen de quelque leurre, car l’ombre, devenant plus puissante à mesure qu’elle se rapprochait de lui, pouvait avoir suffisamment de force, déjà maintenant, pour se servir d’hommes ou de pouvoirs maléfiques…
Elle pouvait lui montrer de faux présages, ou parler avec la voix d’un étranger. Dès lors, la chose noire pouvait être dissimulée dans l’un de ces hommes qui dormaient dans la grande salle de la Taverne de Mer, dans tel ou tel coin ; et là, prenant appui sur une âme noire, elle attendait peut-être, observant Ged et se repaissant déjà de sa faiblesse, de son incertitude, de sa peur.
C’était plus qu’il n’en pouvait supporter. Il devait se fier au hasard, et fuir où le conduirait le hasard. Aux premières lueurs glaciales de l’aube, il se leva en hâte et se dirigea à grands pas, sous les étoiles mourantes, vers les quais de Serd. Il était résolu à embarquer sur le premier navire en partance qui voudrait bien de lui. Une galère était en train de charger de l’huile de turbille ; au lever du soleil, elle devait partir pour le Grand Port d’Havnor. Ged demanda à son maître la permission de monter à bord. Sur la plupart des bateaux, un bâton de sorcier sert à la fois de passeport et de paiement. Il fut volontiers accepté ; et, moins d’une heure plus tard, le bateau quittait Serd. Au premier mouvement des quarante longues rames, Ged retrouva un peu de courage, et le tambour qui marquait la cadence porta à ses oreilles une musique vigoureuse et bienfaisante.
Il ignorait cependant ce qu’il ferait une fois arrivé à Havnor, et dans quelle direction il s’enfuirait ensuite. La direction du nord en valait bien une autre. Lui-même était nordique ; peut-être trouverait-il un bateau pour le conduire d’Havnor à Gont, où il pourrait peut-être revoir Ogion. À moins qu’il ne trouvât un bateau partant pour les Lointains, si loin que l’ombre perdrait sa trace et abandonnerait la poursuite. Mais ce n’étaient là que de bien vagues idées. Il n’avait pas de plaît précis en tête, et était incapable de voir une seule route à suivre. Que faire alors, sinon fuir ?
Les quarante rames permirent au bateau de couvrir plus de deux cent cinquante kilomètres sur la mer hivernale avant la fin de la seconde journée. Ils vinrent accoster dans le port d’Orimi, sur la côte est du grand pays d’Hosk, car les galères marchandes de la Mer du Centre ne s’éloignent jamais des côtes et jettent l’ancre dans un port aussi souvent que possible. Comme il faisait encore jour, Ged débarqua à terre et erra dans les rues escarpées de la ville, ruminant de sombres pensées.
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