Déployant de larges ailes et sortant ses ergots, il alla à la rencontre des deux dragons venant du nord pour les consumer de son haleine enflammée, puis se tourna vers le troisième, qui était plus grand que lui et également armé de feu. Au-dessus des vagues grises, dans le vent, ils se dépassèrent, se lancèrent des coups de gueule, plongèrent, soufflèrent jusqu’à être cernés d’une épaisse fumée rougie par le brasier de leurs gorges féroces. Soudainement, Ged prit de la hauteur, et l’autre le suivit. Puis, en plein vol, le dragon-Ged, étendant ses ailes, s’arrêta et s’abattit comme le font les faucons, griffes et ergots pointés vers le bas, et assaillant son adversaire en le frappant au cou et au flanc. Dans un ébouriffement d’ailes noires, de grosses gouttes de sang du dragon noir tombèrent dans là mer. Lorsqu’enfin le dragon de Pendor parvint à se libérer, il s’enfuit à tire-d’aile jusqu’à l’île, rasant pitoyablement les flots, et alla se traîner jusqu’à quelque puits ou quelque grotte de la ville en ruine.
Aussitôt, Ged reprit sa forme, et sa place dans la barque, car il eût été extrêmement périlleux de conserver cette forme de dragon plus longtemps que l’exigeait la nécessité. Ses mains étaient noires, couvertes de sang brûlant de dragon, et il portait de légères brûlures à la tête ; mais peu lui importait maintenant. Dès qu’il eut repris son souffle, il lança : « J’en ai vu six, cinq en ai tué ; on dit qu’il y en a neuf : sortez donc, vers que vous êtes ! »
Durant un long moment, pas une créature ne bougea sur l’île, nulle voix ne se fit entendre. Ged ne percevait que le fracas des vagues se brisant sur le rivage. Mais soudain, il remarqua que la plus haute tour était en train de changer de formé et qu’une protubérance apparaissait d’un côté comme s’il lui poussait un bras. Il redouta quelque magie de dragon, car les vieux dragons sont très puissants et astucieux, et leur sorcellerie est à la fois proche et lointaine de celle des hommes ; mais, un instant plus tard, il comprit que cette tour était l’œuvre de ses yeux, et non d’un dragon. Ce qu’il avait pris pour une partie de la tour était en réalité l’épaule du Dragon de Pendor en train de se dresser.
Lorsqu’il fut debout, sa tête recouverte d’écailles, couronnée de pointes et pourvue d’une triple langue, s’élevait plus haut que la tour éventrée, tandis que ses pattes hérissées d’ergots et de griffes foulaient beaucoup plus bas les décombres de la ville. Ses écailles gris-noir absorbaient la lumière comme de la roche brisée. Il était efflanqué comme un chien courant, et cependant aussi gros qu’une colline. Ged le regarda, stupéfait, car aucune chanson, aucun conte ne pouvait préparer l’esprit à un tel spectacle. Il faillit se faire prendre à regarder le dragon dans les yeux, car c’est une chose qui ne peut se faire ; se détournant rapidement du regard vert et visqueux fixé sur lui, il brandit son bâton qui ressemblait maintenant à un éclat de bois, à une fine baguette.
« J’avais huit fils, petit sorcier », tonna la voix sèche du dragon. « Cinq sont morts, l’un est mourant : il suffit ! Tu ne t’empareras pas de mon trésor au prix de leur vie… »
— « Je ne veux pas de ton trésor, »
Les naseaux du dragon crachèrent de la fumée jaune ; c’était là son rire.
— « Ne voudrais-tu pas débarquer pour venir le contempler, petit sorcier ? Le spectacle en vaut la peine. »
— « Non, dragon. »
C’est avec le feu et le vent que les dragons ont des affinités, ils ne se battent pas volontiers au-dessus de la mer. Ged jusqu’à présent avait eu cet avantage et il tenait à le conserver, mais maintenant l’eau qui le séparait des énormes ergots gris, cette petite bande d’eau salée, ne lui paraissait plus représenter un atout important.
Il avait du mal à détourner son regard des yeux verts qui le fixaient.
— « Tu es un bien jeune sorcier », lui dit le dragon. « J’ignorais que les hommes entrassent si tôt en possession de leur pouvoir. » Il parlait en Ancien Langage, comme Ged, car c’est la langue que parlent toujours les dragons. Bien que l’usage de l’Ancien Langage lie l’homme à la vérité, il n’en va pas de même pour le dragon. Cette langue, en effet, est la sienne, et elle ne l’empêche pas de mentir, d’assembler de fausses paroles avec des mots vrais, de perdre l’auditeur sans méfiance dans un labyrinthe de mots-miroirs reflétant chacun la vérité et ne menant nulle part. Ged avait été souvent mis en garde, aussi écouta-t-il le dragon d’une oreille prudente, attentif au moindre de ses doutes. Mais les paroles semblaient claires et simples : « Est-ce pour demander mon aide que tu es venu ici, petit sorcier ? »
— « Non, dragon. »
— « Pourtant, je peux t’aider. Tu auras bientôt besoin d’aide pour lutter contre la chose qui te pourchasse dans les ténèbres. »
Ged resta muet de surprise.
« Quelle est cette chose qui te pourchasse ? Dis-moi quel est son nom. »
— « Si je le savais… » Ged s’interrompit.
Des deux naseaux pareils à des gouffres de feu s’échappèrent des flots de fumées jaune qui s’enroulèrent autour de la longue tête du dragon.
— « Si tu savais son nom, peut-être pourrais-tu la maîtriser, petit sorcier. Peut-être pourrai-je te le dire, quand je la verrai non loin de moi. Et, crois-moi, elle viendra par ici si tu t’attardes près de mon île. Elle ira où tu iras. Si tu ne veux pas la voir s’approcher, il faut que tu la fuies, que tu la fuies sans cesse. Et malgré cela, elle te suivra toujours. Aimerais-tu savoir son nom ? »
Ged demeura de nouveau silencieux. Il ignorait comment le dragon avait appris qu’il avait libéré une ombre, comment il aurait pu connaître le nom de cette ombre. L’Archimage n’avait-il pas déclaré que l’ombre n’avait pas de nom ? Mais les dragons, il est vrai, ont leur sagesse à eux ; leur race est plus ancienne que celle des hommes. Une poignée d’hommes seulement peuvent avoir quelque idée de ce qu’un dragon sait et de la manière dont il l’a appris : ce sont les Maîtres des Dragons. Pour Ged, une seule chose était certaine : le dragon pouvait fort bien dire vrai, il pouvait fort bien révéler à Ged la nature et le nom de l’ombre-chose et ainsi lui permettre de la dominer ; mais s’il le faisait, c’était afin de servir ses propres intentions.
— « Il est très rare », dit enfin le jeurne homme, « que les dragons proposent aux hommes de leur rendre service. »
— « Mais il est très commun », répondit le dragon, « que les chats jouent avec les souris avant de les tuer. »
— « Je ne suis pas venu ici pour jouer, ni pour que l’on joue avec moi. Je suis venu conclure un marché avec toi. »
Aussi effilée qu’une épée, mais cinq fois plus longue, la pointe de la queue du dragon vint s’arquer comme celle d’un scorpion au-dessus de la cuirasse de son dos, plus haut que la tour. Il répliqua sèchement : « Je ne conclus jamais de marché. Je prends. Qu’as-tu à offrir que je ne puisse te prendre quand il me plaira ? »
— « La sécurité. Ta sécurité. Jure de ne jamais venir voler à l’est de Pendor, et je jurerai de ne point te faire de mal. »
La gorge du dragon émit un son rocailleux, comme une avalanche de pierres sur les flancs d’une montagne lointaine. Le feu dansa sur sa langue à triple fourche. Il se dressa encore plus haut, couvrant les ruines de son ombre. « Tu m’offres la sécurité ! Tu me menaces ? Avec quelle arme ? »
— « Avec ton nom, Yevaud. »
Ged prononça ce mot d’une voix tremblante, mais cependant avec force et clarté. Aussitôt, le vieux dragon demeura figé, totalement immobile. Une minute passa, puis une autre ; Ged, debout dans sa petite barque frêle, se mit à sourire. Il avait misé sa vie et cette aventure sur une idée qu’il avait tirée de vieilles histoires du savoir des dragons, à Roke : il s’était demandé si le Dragon de Pendor n’était pas le même que celui qui avait ravagé l’est d’Osskil au temps d’Elfarranne et de Morred avant d’être chassé par Elt, un sorcier fort savant en matière de noms. Et il avait vu juste.
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